lundi 7 mai 2018

Il trouvera toujours ne fût-ce qu'une heure par semaine

"Amis et maîtres, j’ai souvent entendu dire, et maintenant plus que jamais on assure que les prêtres, surtout ceux de la campagne, maugréent contre leur abaissement, contre l’insuffisance de leur traitement ; ils affirment même qu’ils n’ont pas le loisir d’expliquer l’Écriture au peuple, vu leurs faibles ressources, que si les luthériens surviennent et que ces hérétiques se mettent à détourner leurs ouailles, ils n’en pourront mais, car ils ne gagnent pas assez. Que Dieu leur assure le traitement si précieux à leurs yeux (car leur plainte est légitime), mais en vérité, ne sommes-nous pas en partie responsables de cet état de choses ! 
Admettons que le prêtre ait raison, qu’il soit accablé par le travail et par son ministère, il trouvera toujours ne fût-ce qu’une heure par semaine pour se souvenir de Dieu. D’ailleurs, il n’est pas occupé toute l’année. Qu’il réunisse chez lui, une fois par semaine, le soir, les enfants pour commencer, leurs pères le sauront et viendront ensuite. Inutile de construire un local à cet effet, il n’a qu’à les recevoir dans sa maison ; n’y restant qu’une heure, ils ne la saliront point. Qu’on ouvre la Bible pour leur faire la lecture, sans paroles savantes, sans morgue ni ostentation, mais avec une douce simplicité, dans la joie d’être écouté et compris d’eux, en s’arrêtant parfois pour expliquer un terme ignoré des simples ; n’ayez crainte, ils vous comprendront, un cœur orthodoxe comprend tout ! 
Lisez-leur l’histoire d’Abraham et de Sara, d’Isaac et de Rebecca, comment Jacob alla chez Laban et lutta en songe avec le Seigneur, disant : « ce lieu est terrible », et vous frapperez l’esprit pieux du peuple. Racontez-leur, aux enfants surtout, comment le jeune Joseph, futur interprète des songes et grand prophète, fut vendu par ses frères, qui dirent à leur père que son fils avait été déchiré par une bête féroce, et lui montrèrent ses vêtements ensanglantés ; comment, par la suite, ses frères arrivèrent en Égypte pour chercher du blé, et comment Joseph, haut dignitaire, qu’ils ne reconnurent pas, les persécuta, les accusa de vol et retint son frère Benjamin, bien qu’il les aimât, car il se rappelait toujours que ses frères l’avaient vendu aux marchands, au bord d’un puits, quelque part dans le désert brûlant, tandis qu’il pleurait et les suppliait, les mains jointes, de ne pas le vendre comme esclave en terre étrangère ; en les revoyant après tant d’années, il les aima de nouveau ardemment, mais les fit souffrir et les persécuta, tout en les aimant. Il se retira enfin n’y tenant plus, se jeta sur son lit, et fondit en larmes ; puis il s’essuya le visage et revint radieux leur déclarer : « Je suis Joseph, votre frère ! » Et la joie du vieux Jacob, en apprenant que son fils bien-aimé était vivant ! Il fit le voyage d’Égypte, abandonna sa patrie, mourut sur la terre étrangère, en léguant aux siècles des siècles, une grande parole, gardée mystérieusement toute sa vie dans son cœur timide, savoir que de sa race, de la tribu de Juda, sortirait l’espoir du monde, le Réconciliateur et le Sauveur ! 
Pères et maîtres, veuillez m’excuser de vous raconter comme un petit garçon ce que vous pourriez m’enseigner avec bien plus d’art. C’est l’enthousiasme qui me fait parler, pardonnez mes larmes, car ce Livre m’est cher ; si le prêtre en verse aussi, il verra son émotion partagée par ses auditeurs. Il suffit d’une minuscule semence ; une fois jetée dans l’âme des simples, elle ne périra pas et y restera jusqu’à la fin, parmi les ténèbres et l’infection du péché, comme un point lumineux et un sublime souvenir. 
Pas de longs commentaires, d’homélies, il comprendra tout simplement. En doutez-vous ? Lisez-lui l’histoire touchante, de la belle Esther et de l’orgueilleuse Vasthi, ou le merveilleux récit de Jonas dans le ventre de la baleine. N’oubliez pas non plus les paraboles du Seigneur, surtout dans l’Évangile selon saint Luc (ainsi que je l’ai toujours fait), ensuite dans les Actes des Apôtres, la conversion de Saül (ceci sans faute) ; enfin, dans les Menées ne serait-ce que la vie d’Alexis, homme de Dieu, et de la martyre sublime entre toutes, Marie l’Égyptienne. 
Ces récits naïfs toucheront le cœur populaire ; et cela ne vous prendra qu’une heure par semaine. Le prêtre s’apercevra que notre peuple miséricordieux, reconnaissant, lui rendra ses bienfaits au centuple ; se rappelant le zèle de son pasteur et ses paroles émues, il l’aidera dans son champ, à la maison, lui témoignera plus de respect qu’auparavant ; et alors son casuel s’accroîtra. 
C’est une chose si simple que parfois on n’ose pas l’exprimer par crainte des moqueries, et cependant rien n’est plus vrai ! Celui qui ne croit pas en Dieu ne croit pas à son peuple. Qui a cru au peuple de Dieu verra Son sanctuaire, même s’il n’y avait pas cru jusqu’alors. Seul le peuple et sa force spirituelle future convertiront nos athées détachés de la terre natale. Et qu’est-ce que la parole du Christ sans l’exemple ? Sans la Parole de Dieu, le peuple périra, car son âme est avide de cette Parole et de toute noble idée."
Enseignement du starets Zosime juste avant sa mort,
dans Les frères Karamazov de Dostoïevski (1880)

Tombeau de Dostoïevski

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