lundi 30 avril 2018

Chat de traducteur

- Mon chaton, c'est rigolo, sur cette notice il y a marqué que dans ce médicament il y a de l'huile de castor...
- Du castor ? l'animal qui construit des barrages avec ses dents ?
- Oui, oui, c'est ça. C'est curieux, quand même. Je me demande... le castor, ce n'est pas un de ces animaux qui ont une glande odorante à la base de la queue pour marquer leur territoire ?
- Je n'aime pas beaucoup ce regard que tu me lances.
- Il sent bizarre ton médicament, c'est ça ?
- Non, pas du tout. C'est le mot qui me chiffonne, pas la chose. 
- Tu ferais peut-être bien de vérifier.
- Ou pas. Ça me fait un peu rêver, de l'huile de Castor. Je peux m'imaginer en pleine nature, à observer la construction d'un barrage de castors aux jumelles, pendant qu'un café se prépare au-dessus du feu de bois et que les galettes de maïs et les saucisses cuisent tranquillement sur le trépied. La rivière glougloute tranquillement à mes pieds et dans un moment, nous irons nous coucher sous la tente. Demain matin, dans la lumière toute neuve du soleil levant, nous lèverons le camp pour repartir dans notre kayak entre les rives escarpées...
- Moi, j'aime pas le kayak.
- Rabat-joie.
- C'était où ?
- Quelque part du côté du Wyoming, je crois. 
- Et l'huile de castor ?
- Attends, je vérifie. Ah zut. "Huile de ricin". Bon, au moins c'est une belle plante... 
- Des canyons du Wyoming à un excipient ordinaire en passant par des jardins luxurieux, qui dira que traduire c'est se perdre sur place ?
- Mais qui dit ça, au juste, mon chaton ?
- Personne, et c'est bien dommage.

Canyon du Wyoming

samedi 28 avril 2018

Comme un chat

- Késuffé ?
- Je construis un carton.
- Pourquoi ?
- Pour y mettre des choses.
- Pourquoi ?
- Pour les transporter.
- Où ?
- Dans notre nouveau chez-nous.
- Où ?
- Là-haut, vers la mer.
- Pourquoi ?
- Parce qu'il va y avoir un autre pasteur ici.
- Et là, késuffé ?
- Je trie.
- Tu tries quoi ?
- Tout. Mais pour l'instant, mes vieilles prédics.
- Pourquoi ?
- Parce que c'est pas la peine de les garder. La Parole s'envole et atterrit où elle veut !
- Alors pourquoi tu les tries ?
- Parce que je suis humaine et que pour nous, c'est important les souvenirs.
- Pourquoi ?
- Bon, pousse-toi une minute, tu veux ? Je lis.
- Alors, c'est bien ?
- Oui, celle-là était pas mal.
- Il y a des métaphores ?
- Hmmm... oui, une.
- C'est tout ?
- C'est tout ce qui m'était venu.
- Pourquoi ?
- Attends, celle-là je m'en souviens bien, c'était pour un baptême. Il y avait beaucoup de monde. Au début, personne n'écoutait vraiment. Et puis quand j'ai parlé d'un hérisson qu'il fallait dérouler, les enfants ont commencé à écouter. Peu à peu, le silence s'est fait. C'est un moment extraordinaire, quand tu parles à des gens qui écoutent tes mots pour y entendre les mots de quelqu'un d'autre. Croiser le regard de quelqu'un qui écoute vraiment, ça ne s'oublie jamais. 
- Et là, késuffé ?
- J'essuie une larmichette.
- Pourquoi ?
- Attends, regarde celle-là ! 
- Pourquoi il y a des traits de couleur dans tous les sens ?
- Celle-là c'était pour un service funèbre. Je n'avais pas écrit la prédication, je n'avais gardé que le texte brut avec des codes couleur pour m'indiquer les étapes du commentaire, autour des mots-clé. 
- Comment ?
- Ça, c'est un secret de fabrication. 
- Pourquoi ?
- Parce que les prédicateurs sont des artisans.
- Comment ?
- Ils peuvent passer des heures à réfléchir, à couper et découper, à fignoler, à monter et démonter, à poncer et à polir. 
- Tu parles d'un meuble ou d'un moteur de moto à remonter ?
- Comme tu veux. 
- Et ça, c'est quoi ?
- Ça, c'est le carton où je vais t'enfermer le temps de finir tous les autres, si tu ne me lâches pas les baskets cinq minutes !
- OK, OK, on s'énerve pas. C'était juste pour aider. 
- Bon, bon, à plus tard.
- Et les croquettes, tu les ranges où les croquettes ?
- (Soupir).

Moteur de moto

mercredi 25 avril 2018

Une trace dans la poussière

Jésus était allé au Mont des Oliviers.  
A l’aube il revint au temple et tout le peuple venait à lui. S’étant assis, il les instruisait. 
Mais voilà que les scribes et les pharisiens amenèrent vers lui une femme qui avait été surprise en plein adultère et ils la poussèrent au milieu. 
Ils dirent à Jésus : « Maître, cette femme a été saisie en plein acte d’adultère, or dans la loi, Moïse nous ordonne que de telles femmes soient lapidées. Et alors, toi, qu’est-ce que tu dis ? » 
Cela, ils le disaient pour le tenter, pour avoir de quoi l’accuser. Mais Jésus se baisse et il écrit avec le doigt dans la terre sans leur prêter attention. 
Mais comme ils persistaient, l’interrogeant encore, il se mit debout et leur dit : « Que celui qui n’a pas péché jette, le premier, une pierre ! »
Et se baissant à nouveau, il écrivait sur la terre. 
Entendant cela, ils partirent un par un, le plus âgé d’abord puis tous les autres, et laissèrent Jésus tout seul et la femme au milieu. 
S’étant relevé, Jésus lui dit : « Femme, où sont-ils ? Personne ne t’accuse ? »
Elle dit : « Personne, Seigneur. » Jésus lui dit : « Je ne te condamne pas non plus. Va, et maintenant, détourne-toi du péché. » (Jean 8, 1-11)

De la terre, de la poussière. De la pierre et des cailloux. Voilà les éléments autour desquels s’organise cette scène. Dans la cour intérieure du temple de Jérusalem, Jésus enseigne à la foule. De la terre battue de la cour intérieure, de la poussière laissée par les pas, et au milieu de la foule, Jésus, assis, qui enseigne. Font irruption les scribes (ceux qui écrivent la loi) et les pharisiens, pas juste un ou deux, mais tous, en troupe, qui entraînent une femme. Ils interpellent l’enseignant et lui disent « cette femme a été surprise en adultère, or dans la loi, Moïse nous ordonne de jeter des pierres sur ces femmes ». La question n’est pas rhétorique : il y a vraiment là une femme dont la vie est en balance… car même si elle n’est pas lapidée, une telle accusation, au milieu du temple, face à ce maître qui enseigne, bouleversera sa vie. « Et toi, que dis-tu ? »
Jésus pourrait répondre beaucoup de choses. Il pourrait demander où est l’homme surpris avec cette femme.
Il ne répond pas. On pourrait reconstruire son discours implicite, d’ailleurs il est très intéressant… il dirait sûrement : « Vous prétendez écrire la loi, la graver comme Dieu puis Moïse l’ont gravée sur les tablettes de pierre ? Mais je vous montre, moi, que la loi ne peut s’écrire que dans la poussière de l’humanité. Accroupi dans la poussière de l’humanité. Celui qui se relève et regarde de haut son prochain, celui-là n’a plus que la pierre dure et intransigeante pour trancher. » Mais il se tait. Il trace des signes dans la poussière. 
Une seule phrase, ensuite : « Que celui qui n’a pas péché jette, le premier, une pierre ! »
Ils pourraient répondre beaucoup de choses. Ils pourraient dire qu’il est injuste de se faire piéger par les mots. 
Ils ne disent rien et s’en vont. Le premier qui part, c’est le plus âgé, celui qui a le plus péché, car il est humain, il n’est ni de pierre ni de loi, il est pure humanité pétrie par le péché… et tous les autres suivent. Une femme est toujours debout, au milieu, Jésus accroupi trace toujours des signes dans la poussière. Aucun des deux ne s’est adressé la parole, leur rencontre s’est faite par-dessus la tête des autres. Mais Jésus peut conclure comme il le fait avec tous ceux qu’il rencontre, dans la Bible et dans nos vies : « Je ne te condamne pas. Va. Maintenant, ne pèche plus… ». La vie de cette femme en est bouleversée ; mais elle est debout. Elle n’est plus entourée par des hommes qui l’accusent ; elle est face-à-face avec un Dieu qui pardonne. Elle est capable de quitter le lieu du péché pour le lieu de la vie. 

Cette trace dans la poussière… Dans le silence, Dieu a bien répondu, mais pas là où on l’attendait. Les pharisiens et les scribes l’attendaient dans la controverse. Les lecteurs l’attendaient dans la certitude qu’il allait, comme d’habitude, leur clouer le bec. La femme l’attendait du creux de son désespoir. Aucun n’a reçu ce à quoi il s'attendait. Il trace, du bout du doigt, un signe mystérieux sur le sol. Une trace dans la poussière de nos vies.
Comment le Christ inscrit-il sa trace dans nos vies ? Quel est ce signe, discret et mystérieux, tracé dans la poussière de nos existences ? C’est un signe inutile, pour rien, au sens où il ne surgit pas comme un coup de tonnerre, où il ne peut pas être lu comme une loi supplémentaire. C’est infime, presque inexistant. Personne ne peut connaître le signe destiné à un autre. Chacun s'efforce de déchiffrer celui qui lui est destiné. 

Pour chacun, pour chacune, le silence de Dieu révèle un signe secret caché dans la poussière. 

La femme adultère

lundi 23 avril 2018

Être déçu

- Mon humaine, je suis inquiet pour Siglibert.
- Le personnage imaginaire qui hante parfois ce blog, tu veux dire ?
- Oui.
- Je te reconnais bien là, mon chaton. Toujours prompt à t'émouvoir des misères des autres.
- Tu es sarcastique, là ?
- Juste un peu. Au fond, tu es imaginaire, toi aussi, alors pas tant que ça.
- Comment ça, je suis imaginaire ? Je suis un vrai chat ! Tu me prends en photo sous toutes les coutures tellement je suis un chat mignon, même !
- Oui, tu existes comme chat. Mais comme chat du pasteur, tu es imaginaire. Tu ne me parles que dans mon imagination...
- ...
- Bon, tu disais donc que tu étais inquiet pour Siglibert ?
- Oui, j'ai l'impression qu'il est en train de chercher un lieu où il sera reçu avec ses questions et où peut-être il trouvera la liberté de vivre avec. Un lieu hospitalier, quoi. Et quelque chose me dit que c'est pas demain la veille qu'il va trouver...
- C'est un peu ce que j'essaie de dire, en fait. Mais ça n'est pas en soi un drame.
- Sauf pour lui.
- Sauf pour lui, s'il ne réalise pas à un moment ou à un autre (et plutôt tôt que tard) que le lieu parfait n'existe que dans son imagination.
- Dans l'imagination d'un personnage imaginaire, ce que commente un chat imaginaire ? Tu n'as pas peur de perdre tes lecteurs, à force ?
- Ils en ont vu d'autres. Mais enfin, des fois qu'ils ne nous croient pas, je vais me permettre de citer dans le texte un grand théologien du 20e siècle, Dietrich Bonhoeffer. Quand il écrit De la vie communautaire en 1938, il souhaite poser des jalons pour dire ce que signifie la communauté chrétienne quand elle est vécue pour de vrai, en communauté. Et une des premières choses qu'il dit, c'est qu'il ne faut surtout pas l'idéaliser :

"On ne saurait faire le compte des communautés chrétiennes qui ont fait faillite pour avoir vécu d’une image chimérique de l’Église. Certes, il est inévitable qu’un chrétien sérieux apporte avec lui, la première fois qu’il est introduit dans la vie de la communauté, un idéal très précis de ce qu’elle doit être et essaye de le réaliser. Mais c’est une grâce de Dieu que ce genre de rêves doivent sans cesse être brisés. Pour que Dieu puisse nous faire connaître la communauté chrétienne authentique, il faut que nous soyons déçus, déçus par les autres, déçus par nous-mêmes. Dans sa grâce, Dieu ne nous permet pas de vivre, ce serait-ce que quelques semaines, dans l’Église de nos rêves, dans cette atmosphère d’expériences bienfaisantes et d’exaltation pieuse qui nous enivre. Car Dieu n’est pas un Dieu d’émotions sentimentales, mais un Dieu de vérité. C’est pourquoi seule la communauté qui ne craint pas la déception qu’inévitablement elle éprouvera en prenant conscience de toutes ses tares, pourra commencer d’être telle que Dieu la veut et saisir par la foi la promesse qui lui est faite. Il vaut mieux pour l’ensemble des croyants, et pour le croyant lui-même, que cette déception se produise le plus tôt possible. Vouloir à tout prix l’éviter et prétendre s’accrocher à une image chimérique de l’Église, destinée de toute façon à se « dégonfler », c’est construire sur le sable et se condamner, tôt ou tard, à faire faillite." 

- Mais toi, comme pasteur, tu participes forcément à l'image chimérique de l'Église, non ? 
- Sans doute, d'une certaine façon. Mais encore une fois, on ménage toujours le pas de côté nécessaire. Il faut favoriser la vie communautaire, sans l'idéaliser. Permettre à chacun et chacune d'y trouver une place, sans figer les choses. Maintenir le respect mutuel sans se couper des questions difficiles. Il faut aider les gens à ne pas se prendre trop au sérieux, parce que justement, être ensemble le corps du Christ, c'est ça qui est sérieux... On est une communauté parce que c'est un don de Dieu, il ne faut jamais oublier qu'on peut à tout instant en être coupé et tomber dans une extraordinaire solitude : ça devrait nous rendre plus accueillants et plus reconnaissants (ça aussi, c'est Bonhoeffer qui le dit). 
- Tu crois que Siglibert va finir par trouver une communauté qui ne se prend pas trop au sérieux, justement parce qu'elle se prend très au sérieux ? 
- On verra, mon chaton, on verra.
- OK. Il y a des crevettes ?
- Oui, je...
- Des vraies, je veux dire. Croquables. Pas imaginaires.
- Dans ce cas, il faut que tu mettes ton petit ciré, que tu prennes ta petite épuisette et que tu ailles les pêcher toi-même dans les flaques du bord de mer...

Pierre Probst

samedi 21 avril 2018

Confiance

Lors d'une confirmation, il y a une chose importante à rappeler aux catéchumènes qui choisissent de demander la bénédiction de Dieu sur leur engagement personnel : "Dieu n'est pas qui tu crois". Avec un peu de chance, ceux qui assistent au culte ce jour-là l'entendront aussi.
Dieu n'est jamais qui nous croyons. Est-ce que vous savez de qui vous parlez quand vous dites "Dieu" ? Si vous le savez, alors vous ne le savez pas. Vous vous souvenez de la chute de la parabole dite des talents ? "A celui qui n'a rien, on enlèvera même ce qu'il a" : c'est ça. A celui qui sait, on enlèvera même l'illusion qu'il sait. 
C'est le côté tranchant, abrupt, brutal même, de la foi. C'est la foi comme une confiance en quelqu'un, et non un savoir sur quelque chose. C'est un risque à prendre.
Faut-il le rappeler à des adolescents qui traversent une période délicate, entre enfance et âge adulte, au moment où nous voudrions justement leur offrir des certitudes ? Je crois que c'est précisément là que c'est le plus important. Parce que la confiance dans la confiance, c'est ce qu'il y aura de plus solide dans leur vie. Confiance dans la confiance de ceux qui les ont élevés et les laissent prendre leur envol. Confiance dans la possibilité de faire confiance, même si ça fait mal parfois, parce qu'il faut prendre le risque de la trahison et de la blessure. Mais aussi confiance que rien ne peut s'immiscer entre Dieu et celui ou celle qui choisit de se lier de confiance avec lui. 
Alors oui, dire "Dieu n'est pas qui tu crois mais il est celui en qui tu choisis de placer ta confiance", c'est profondément libérateur et c'est un socle pour toute une vie. Qu'il nous soit donné à tous de l'entendre !

La confiance

jeudi 19 avril 2018

Pasteur et femme, femme et pasteur

Quand vous êtes une femme et que vous êtes pasteur, que se passe-t-il ?

Si vous portez du maquillage, on dira que vous manquez de simplicité. Mais si vous n'en portez pas, on vous accusera de donner votre fatigue en spectacle. 

Mettez un tailleur pantalon et on dira que vous manquez de féminité. Mettez une jupe et on vous accusera de vouloir distraire ces messieurs.

Parlez bas et on vous accusera de ne pas faire d'efforts pour atteindre le fond du temple. Parlez haut et on vous accusera de ne pas être féminine.

Choisissez la voie du dialogue pour résoudre les conflits, on vous dira faible. Choisissez de faire acte d'autorité, on vous dira fragile.

Cherchez à montrer l'exemple, on vous dira donneuse de leçons. Cherchez à convaincre par l'argumentation, on vous trouvera donneuse de leçons.

Refusez le manque de respect, on vous dira susceptible. Acceptez d'encaisser, on vous dira molle. Cherchez de l'aide, on vous dira dépendante.

Prêchez sur la faiblesse révélée à la croix, on vous accusera d'oublier la résurrection. Prêchez la confiance au coeur de la mort, on vous dira défaitiste face aux grands défis du monde. Prêchez l'éthique de responsabilité, on vous demandera ce que vous faites de la grâce. Prêchez la grâce, on vous demandera ce que vous faites du péché.

Riez, on vous dira futile. Soyez sérieuse, on vous dira boudeuse. Soyez neutre, on vous dira absente. Soyez vous-même, on vous dira que vous manquez de tenue.

Aimez les enfants, on dira que vous oubliez les personnes âgées. Visitez les anciens de la paroisse, on dira que vous oubliez vos responsabilités dans la Cité. Soyez attentive aux relations avec ceux qui ne sont pas dans l'Église, on dira que vous oubliez votre devoir. 

Vous donnez des conseils, on dira que vous vous mêlez de tout. Vous encouragez à l'autonomie, on dira que vous n'êtes pas présente. 

Ça vous semble énorme ? Ça l'est. En réalité, 80% de tout cela, les pasteurs hommes y sont confrontés aussi. L'imaginaire autour de la figure du pasteur fait que vous ne pouvez jamais atteindre l'idéal qui se trouve dans la tête des gens. Si vous entrez dans cette vocation pour y gagner la reconnaissance dans le regard des autres, choisissez autre chose.

Mais si vous dites "oui" à cette vocation pour le chemin étroit qui consiste à ne jamais lâcher sur la grâce de Dieu tout en étant attentif/ve aux besoins des humains qui vous entourent, en choisissant de voir leur meilleur côté, alors vous sentirez que chacun de vos pas est soutenu par un Autre qui ne vous laissera jamais tomber. Et vous pourrez accueillir avec humour les critiques et avec joie les marques d'amitié, de reconnaissance, à parcourir ensemble des sentiers inattendus. 

Chemin étroit

mercredi 18 avril 2018

Dieu impatient, Dieu patient

Je vous ai déjà parlé du figuier dans le jardin du presbytère, celui qui n'est pas stérile (parce qu'il produit des fruits) mais qui ne donne pas de fruit (parce qu'ils tombent avant d'être mûrs). C'est une histoire qui fait écho à une parabole de Jésus. 

Et il dit cette parabole : « Un homme avait un figuier planté dans sa vigne. Il vint y chercher du fruit et n’en trouva pas. Il dit alors au vigneron : “Voilà trois ans que je viens chercher du fruit sur ce figuier et je n’en trouve pas. Coupe-le. Pourquoi faut-il encore qu’il épuise la terre ?” Mais l’autre lui répond : “Maître, laisse-le encore cette année, le temps que je bêche tout autour et que je mette du fumier. Peut-être donnera-t-il du fruit à l’avenir. Sinon, tu le couperas.” » (Lc 13,1-9)

Cet arbre-là ne voulait plus porter de fruits. Et alors ? Qu’est-ce que ça peut faire ? Il était au milieu de la vigne et ne pouvait porter de raisin, parce que son destin était de porter des figues. Il se trouvait par hasard au milieu des vignes, différent de tous, soumis aux mêmes vents et au même soleil, au même rythme des saisons qui fait monter la sève, fleurir les fleurs et mûrir les fruits. Mais il s’est arrêté et ses fruits ne sont pas venus. Il est comme mort au milieu de cette nature qui continue à vivre partout autour de lui. Et alors ? Qui s’en soucie ? Ca devrait être indifférent au monde qu’un figuier se laisse mourir. Ca pourrait être un simple incident de la nature qui passe inaperçu. 

Mais quelqu’un s’en soucie. Quelqu’un s’approche et cherche les fruits. Il s’attendait à se réjouir de ce que l’arbre était en vie. Il s’attendait à se régaler des fruits de la vie et à la célébrer. On pourrait conclure un peu vite que la leçon de cette parabole, c’est de dire « il faut porter des fruits ». Oui, on pourrait. C’est une façon de lire le texte. Mais il y a des façons de lire le texte qui finissent par le tuer... 

Outre le figuier, il y a deux personnages dans cette parabole. Le premier, le propriétaire, se met en colère. Il ne se contente pas de regretter que le figuier se soit résolu à ne plus produire de fruits. Il lui reproche de consommer inutilement la richesse du sol. A quoi sert-il alors ? Qu’on le coupe ! qu’on le mette à mort et qu’on l’enlève de là ! Ca fait trop longtemps qu’il prend pour rien le don qui lui est fait, la richesse de la terre, l’eau qui l’irrigue, le terrain qui retient ses racines, le vent qui fait bouger ses feuilles. De quel droit consommerait-il tout ça, pour rien ? Qu’on le coupe ! 
Le deuxième personnage, le vigneron, a une toute autre réaction. Et pourtant, si c’est un bon ouvrier, il sait parfaitement que soigner un arbre stérile, ça n’a strictement aucun intérêt. Au bout de trois ans, si un arbre lambda n’a plus rien donné alors que les conditions sont normales, c’est qu’il ne donnera jamais rien. Alors cette parabole nous parle-t-elle d’un piètre ouvrier agricole ? Ou s’agit-il d’autre chose ? 

Pourquoi certains arbres ne profitent pas du sol alors que d’autres juste à côté croulent sous les fruits, c’est un mystère. On ne peut pas dire que les uns l’aient mérité et pas les autres. Ils n’ont rien fait de spécial qui leur vaille un traitement particulier. 
A ceux qui craignent un Dieu vengeur, Jésus dit : ce n'est pas le bon Dieu qui vous regardez ainsi. Ce n’est pas en regardant la mort des autres et en les soupçonnant d’avoir péché que vous serez sauvés. Votre salut ne dépend pas de ça. Retournez-vous ! Au lieu de regarder avec soupçon votre prochain, qui a l'air de ne jamais porter de fruit, regardez vers la vie qui vous est donnée ! La conversion ça veut dire ça, précisément : cesser de regarder vers la mort des autres pour entrer avec joie dans notre vie à vous, celle qui nous est donnée en abondance. Se convertir, ça veut dire cesser de croire à un Dieu vengeur et terrible, pour contempler le mystère d’un Dieu qui nous veut vivants, debout, les racines fermement plantées dans la terre qu’il nous donne en abondance. 

Ca veut dire croire enfin à un Dieu qui se soucie de nous, même épuisés, même écrasés par la vie, même résolus à ne plus jamais donner de fruit. Un Dieu qui, au défi de toute logique, choisit de mettre son énergie au service d’un arbre qui ne voulait plus croire à la vie. Loin de lui reprocher d’épuiser le sol, il va encore bêcher et améliorer la terre autour de ses racines, il va lui donner à boire et à manger. Loin de vouloir le couper et le mettre à mort pour toujours, il va attendre, attentif, plein d’espérance, que s’accomplisse le retour à la vie. Avec une patience et un amour infinis. 

Lui aussi attend le fruit. Mais il l’attend comme une promesse, comme la preuve que la vie est bien là. Pas comme le propriétaire de la vigne qui ne l’attend que comme un dû, comme le remboursement d’une dette infinie. Parce que le propriétaire de la vigne, ce Dieu terrible qui nous fait si peur quand nous sommes égarés, nous avons l’impression qu’il prétend seulement récupérer son dû. Il donne la terre, il veut les fruits. Et s’il n’y a pas de fruit, alors il met à mort sans plus se poser de question. Oh, certes, au bout de trois ans seulement, mais il est implacable.

Est-ce à ce Dieu-là que nous pouvons croire ? Je crois, moi, que le véritable péché c’est de se laisser à aller à croire à ce Dieu terrible. Si nous nous laissons aller à croire à ce Dieu-là, c’est la mort qui nous attend. Nous n’aurons jamais fini de rembourser la dette et nous nous épuiserons à essayer. Notre vie entière y passera et nous n’aurons plus la force de produire quoi que ce soit. C’est bien ce qui arrive à notre figuier. Epuisé, il a renoncé. Il n’a plus la force de rembourser la dette. 
Le Dieu dont nous parle Jésus dans cette parabole, le Dieu qui est son père et le nôtre, n’exige pas de remboursement. Il patiente. Il attend de se réjouir. Il espère. 
Le terrain fertile que Dieu a donné au monde, c’est son amour sans faille et sa patience sans limite. Le mystère auquel nous ne pouvons par nous-même répondre, c’est que cet amour ait été livré aux hommes et qu’il ne fructifie que si rarement. Pourquoi certains entendent-ils la Parole de Dieu et pas les autres ? Nous n’en savons rien. C’est comme ça. Et nous n’avons pas à en savoir plus. Le secret qu’il nous est donné de connaître, c’est que la Parole de Dieu a été livrée à l’humanité avec toutes ses contradictions, ses limites, son incrédulité. Et que c’est un pari fou. Que la Parole fructifie ou pas dans le monde, ça ne nous revient pas. Ca ne revient qu’à Dieu. 

Il nous appartient, à nous, de donner notre confiance au Dieu de la vie et de l’espérance. Nous pouvons, sans crainte, lui dire notre épuisement, notre hésitation, nos empêchements. Et malgré tout, avec lui, profondément, désirer porter du fruit. Quel que soit ce fruit, inattendu, inouï – ou banal et quotidien. Du raisin, de la figue ou autre chose. Nous pouvons lui dire que nous voulons vivre de son amour et de sa parole et revenir à la vie, dans la confiance. Nous pouvons planter nos racines profondément dans le sol, parce qu’il ne se dérobera pas. Alors nous verrons le monde et la vie autrement. Nous ne surveillerons plus nos branches avec inquiétude pour savoir si, oui ou non, ça pousse enfin. Notre seule inquiétude sera de ne plus être séparés de l’amour de Dieu. Parce qu’il n’y a pas de vie sans lui. Voilà la chance qui nous est offerte. 

A quel Dieu accorderons-nous notre confiance ? Au Dieu qui exige, ou au Dieu qui nous fait confiance et pardonne jusqu’au bout, toujours, les doutes et les hésitations qui nous retiennent en arrière ? Au Dieu qui fait mourir, ou à celui qui espère toujours ? 

(c) PRG

mardi 17 avril 2018

Perdre sa vie

Qu'avez-vous à perdre ? Attention, ce n'est pas un défi que je vous lance, c'est une vraie question : dans votre vie, qu'est-ce que vous avez à perdre ? À quoi attachez-vous tant d'importance que si vous le perdiez, tout s'écroulerait ?
Il se peut que vous refusiez de répondre à la question. Peut-être que vous avez le sentiment que tout ce que vous avez, vous le méritez, et donc que vous ne le perdrez pas. 
Peut-être que vous n'avez rien du tout et que vous vous dites que c'est une question de riche.
Peut-être que vous y avez déjà longuement réfléchi et que vous savez exactement à quoi vous tenez profondément, ces choses et ces liens qui vous font tenir debout, qui vous font être en vie, sans quoi il n'y aurait plus de vie.
Peut-être que cette question, vous la gardez pour vos derniers instants.
C'est une question qui se pose avec urgence dans les moments de crise, les moments où le changement s'impose à nous même si nous n'en voulions pas forcément. Pensez à la dernière fois que vous avez déménagé, à votre hésitation devant le batteur à oeufs et l'album de photos de votre défunt chat, ou n'importe quoi qui vous a fait hésiter. 
Qu'avez-vous vraiment à perdre ? On se doute bien qu'au coeur de cette question se trouve l'interrogation : combien de couches faut-il enlever pour arriver au moi tout nu, auquel on ne peut plus rien enlever sinon ça meurt ? Et ce moi-là, à quoi il tient ?

Puis il fit venir la foule avec ses disciples et il leur dit : « Si quelqu’un veut venir à ma suite, qu’il se renie lui-même et prenne sa croix, et qu’il me suive. En effet, qui veut sauver sa vie, la perdra ; mais qui perdra sa vie à cause de moi et de l’Evangile, la sauvera. Et quel avantage l’homme a-t-il à gagner le monde entier, s’il le paie de sa vie ? Que pourrait donner l’homme qui ait la valeur de sa vie ? Car si quelqu’un a honte de moi et de mes paroles au milieu de cette génération adultère et pécheresse, le Fils de l’homme aussi aura honte de lui, quand il viendra dans la gloire de son Père avec les saints anges. » (Mc 8,34-38)

Le problème que pose Jésus ici est encore plus radical que la question déjà difficile que je posais plus haut. Il ne demande pas que nous abandonnions tout ce qui est superflu pour en arriver au "moi tout nu". Il demande carrément que nous perdions notre vie même. Le coeur même de ce que nous sommes. C'est impossible ? Oui. Et tant mieux. Parce que si c'était possible, nous croirions qu'il suffit de le vouloir, qu'il suffit de faire des efforts, pour y arriver. Ce à quoi Jésus nous convie, c'est à l'abandon de toutes nos illusions : non, nous ne pouvons pas y arriver. Tout ce qui nous laisserait croire que nous le pouvons nous fait, en réalité, perdre notre vie en Dieu. Tout ce qui nous fait croire que nous sommes à la hauteur nous fait mépriser Dieu et celui qu'il a envoyé. Croire en nous-même c'est avoir honte de Dieu... 
C'est ainsi qu'une autre réalité s'ouvre. Une autre vie... 

(c) PRG

lundi 16 avril 2018

L'intraduisible

Dans une vie précédente, j'ai été traductrice littéraire (in a bygone time, far, far away). Ces jours-ci, je mets au défi mes petites cellules grises en traduisant de l'anglais le témoignagne d'un pasteur américain sur ses aventures humaines et spirituelles. C'est passionnant. Seulement je tombe toutes les trois pages sur un terme intraduisible, qu'il faut pourtant bien traduire : empowerment
Si vous cherchez, vous trouverez comme propositions de traduction : responsabilisation, émancipation, pouvoir, habilitation, autorisation, prise de pouvoir, offre d'un instrument de pouvoir, encouragement à l'indépendance... Le meilleur que j'aie trouvé, c'est "autonomisation". Le problème, c'est qu'en français c'est assez compliqué à comprendre, alors qu'en anglais, c'est à la fois compréhensible, percutant, et éminemment politique. 
Ça désigne la démarche qui consiste à rendre ou donner à quelqu'un le pouvoir sur sa propre vie, son propre destin. C'est ce qui se trouve au coeur des démarches des activistes américains, qui luttent pour les droits des minorités : "The power of the people overcomes the people in power" (le pouvoir des gens défait les gens au pouvoir). Seulement, la culture française n'est pas fan des minorités, on cultive plus volontiers le mythe de l'intégration facile ; dans la culture américaine, se désigner soi-même comme une minorité ne pose pas de problème, parce que la façon de se penser soi-même parmi les autres se tricote un peu autrement. Les cultures sont différentes, les modes de pensée aussi, et bien sûr le langage aussi. Il arrive même que, parce qu'un terme existe dans une langue donnée, il rende la chose possible, alors qu'une langue qui ne le connaît pas n'en rêve même pas...
Tiens, un autre exemple : lorsqu'on entend en anglais "he's evil", comment on peut le traduire ? Evil dans ce cas est un adjectif, or la langue française ne le connaît pas, elle n'a que le substantif, "le mal", voire "le Mal" si on en fait une catégorie. Mais comment imaginer l'adjectif qui va avec ? malfaisant, mauvais, néfaste, nocif ? vous remarquerez que ce sont des termes qui désignent un comportement. Or en anglais, justement, il ne s'agit pas du comportement, mais de l'être même de la personne : dire "he's evil" c'est dire que celui-là est, dans son être même, habité par le mal. Ne serait-on pas habité par le mal si on est francophone ? Si, bien sûr, mais c'est difficile à dire ! En français, on considère plutôt que le mal se niche dans les actes, pas dans l'être. Un simple mot de quatre lettres dévoile que notre pensée est largement façonnée par nos mots. 
Je reviens à mes blancs moutons. Comment traduire le terme de empowerment ? Le pasteur que je traduis en parle surtout pour évoquer la démarche de Jésus, qui fait tout ce qui est en son pouvoir pour redonner à chacun et chacune le pouvoir sur sa propre vie, qui l'encourage à vraiment habiter sa vie, à trouver sa voix propre, en dépit de tout, du péché, du qu'en dira-t-on, des conventions, et à devenir véritablement humain sous le regard d'un Dieu bienveillant. C'est forcément très politique. Ça se veut redoutablement révolutionnaire, et ça l'est. 
Je suis donc confrontée à de l'intraduisible, et encore, c'est entre deux langues et deux cultures qui ne sont pas si éloignées que ça. Alors vous imaginez les difficultés de traduction entre nos langues humaines et la langue du Royaume ! Pas étonnant que Jésus ait tant parlé en paraboles... Je crois vraiment que dans la langue du Royaume se trouvent des choses complètement révolutionnaires, complètement dingues, et que nous avons toutes les peines du monde à maintenir ces choses dans nos pauvres petites traductions humaines. Le livre de l'Apocalypse, en ce sens, est extraordinaire, parce qu'il parvient à dire des choses indicibles (mais le piège est grand de se laisser prendre au langage lui-même, plutôt qu'à ce qu'il entend signifier d'extraordinaire et qui échappe au langage humain). 
Être humain, être baigné de langage, vivre par le langage, c'est aussi être limité par ce langage. Et Dieu nous accepte avec ça... alors ce n'est pas un drame. Un défi, mais pas un drame. Ça oblige à réfléchir, à rêver, à croire qu'il y a toujours du possible par-delà les apparences et à ne pas se prendre pour Dieu.
Et ça, c'est toujours bon à prendre. 

(c) PRG

vendredi 13 avril 2018

Le jugement

Le jugement aussi, c'est une histoire d'hospitalité.
Dieu nous accueille tels que nous sommes. Avec nos histoires, nos cultures, nos habitudes. Avec notre façon de vivre notre foi. Avec nos façons de tricher avec notre foi. Avec notre soif d’Évangile, grande ou petite. Il nous accueille tels que nous sommes. Et il nous appelle tous, pas juste quelques-uns, mais tous, devant son tribunal.
J’allais dire : il nous accueille dans son tribunal. Son tribunal. Le seul lieu, absolument le seul, où nous ne pouvons pas être juge. Ni de nous-mêmes, ni de l’autre. Le seul lieu où nous échappons au jugement qui nous fait mourir, qui nous écrase... le jugement dans nos vies quotidiennes : Pas assez vite ! Pas assez grand ! Pas assez productif ! Pas assez ceci, pas assez cela ! Et nous sommes pour les autres, mais surtout pour nous-mêmes, des juges impitoyables...
Heureux celui qui ne se juge pas lui-même, dit Paul (Rm 14,22). Le tribunal de Dieu, c’est le lieu où nous échappons à ce jugement de mort. Le tribunal de Dieu, c’est le lieu où nous sommes rendus libres. C’est le lieu où nous pouvons rendre compte à Dieu. Rendre compte, honnêtement, de tout ce qui fait notre vie, des poids et des blessures, des joies et des élans. C’est le lieu d’une vie renouvelée. Le lieu où la grâce nous est donnée, en abondance. 
C’est à partir de ce lieu-là que nous nous accueillons mutuellement. C’est parce que mon prochain est accueilli, comme moi, dans ce lieu-là, que je peux le côtoyer comme un frère, comme une sœur. Alors il devient plus facile d’accueillir celui que je suis toujours tentée de voir comme "celui qui est faible dans la foi", celle qui manque toujours d'un petit quelque chose pour être une vraie chrétienne - alors que c'est d'abord moi qui ai besoin d'aide avec ma foi, pas l'autre. La foi de l'autre m'est inaccessible. 
Qui suis-je pour connaître quelque chose de sa foi ? Seul Dieu entend sa foi. Et moi-même, quand je me sens faiblir, je sais que Dieu m’a donné des frères et des sœurs avec qui partager cette étonnante nouvelle : Dieu a tant aimé le monde qu’il a donné sa vie pour nous sauver de nos dieux de morts, de nos tribunaux intimes, de tout ce qui nous écrase et nous fait mourir. C’est ce qu’on appelle le jugement de Dieu sur nos vies.
Nous jugeons à la manière des hommes. Seul Dieu juge à la manière de Dieu.

Albrecht Dürer

jeudi 12 avril 2018

mercredi 11 avril 2018

Débats et chocolat

- Mais... tu es un chat ! Les chats, ça mange pas de chocolat !
- Et pourquoi pas ? C'est comme dire "les alpinistes ne font pas de plongée sous-marine".
- Non. C'est pas du tout pareil. Ton tube digestif n'est pas adapté à la consommation de chocolat, alors qu'il y a plein d'alpinistes qui savent nager.
- Avec un piolet ?
- Ce n'est pas le piolet qui fait l'alpiniste.
- Ce n'est pas la croquette qui fait le chat. 
- Si, d'une certaine façon. C'est grâce aux éléments nutritifs contenus dans les croquettes que tu métabolises ton petit corps de chat.
- Mais je suis un chat parce que tu dis que je suis un chat. S'il n'y a personne pour dire ce que je suis, je suis juste ce que je suis.
- Tiens oui. C'est ce qu'on dit au baptême, en fait. 
- Ah miaa ?
- Oui : sans baptême, on est un être humain en lien avec des humains ; avec le baptême, on est nommé comme un être lié à Dieu. Ça change tout.
- Tu m'étonneras toujours, mon humaine.
- Ton talent pour éveiller la métaphore m'épatera toujours, mon chaton. 

Truc de pro





mardi 10 avril 2018

La tempête apaisée

Ce jour-là, le soir venu, Jésus leur dit : « Passons sur l’autre rive. » Quittant la foule, ils emmènent Jésus dans la barque où il se trouvait, et il y avait d’autres barques avec lui. Survient un grand tourbillon de vent. Les vagues se jetaient sur la barque, au point que déjà la barque se remplissait. Et lui, à l’arrière, sur le coussin, dormait. Ils le réveillent et lui disent : « Maître, cela ne te fait rien que nous périssions ? » Réveillé, il menaça le vent et dit à la mer : « Silence ! Tais-toi ! » Le vent tomba, et il se fit un grand calme. Jésus leur dit : « Pourquoi avez-vous si peur ? Vous n’avez pas encore de foi ? » Ils furent saisis d’une grande crainte, et ils se disaient entre eux : « Qui donc est-il, pour que même le vent et la mer lui obéissent ? » (Mc 4,35-41)

« Passons sur l’autre rive ». Mais il fou, ce Jésus, non ? 
C’est le soir, il va bientôt faire noir, ce n’est vraiment pas le moment d’aller faire un tour en barque. Et puis de l’autre côté, sur l’autre rive, c’est le territoire des païens. Quand on est à la remorque d’un chef religieux tout à fait épatant, on ne s’attend pas trop à ce qu’il aille s’amuser chez les païens, quand même ! Il doit s’occuper de ses ouailles, sur cette rive-ci, et pas aller voir les autres, sur cette rive-là : ils n’en ont rien à faire de lui, alors que nous, oui.
Et puis la mer, pour les gens de cette culture et de cette époque, est le symbole du mal et du péché. C’est là que s’ébattent les bêtes fabuleuses dont parle Dieu à la fin de son discours à Job, c’est là que Jonas se fait avaler par la grosse bête aquatique, c’est le lieu de l’inconnu, de la terreur, de l’instabilité, de l’impermanence. 
Et pourquoi partir, alors qu’on est si bien entre soi, sur la terre ferme ? Pourquoi risquer d’être mis à mal par les flots et les caprices du temps ? À quoi ça sert ?
Face au mal, notre question est toujours « à quoi ça sert ». Nous n’y pouvons pas grand-chose, nous sommes faits comme ça. Alors nous nous posons la question, à quoi sert le mal, à quoi sert l’épreuve ? 
Jésus, lui, ne pose pas les questions. Il s’engage résolument, et nous avec lui, dans l’inconnu. Il se risque au danger, et dans le danger, il se risque au sommeil. Il prend le risque de ne même pas voir le danger. Au risque de sembler indifférent, au danger comme aux gens qui l’entourent et qui le lui reprochent. Pourquoi ? pourquoi prendre ces risques, pourquoi ne pas au moins prendre quelques précautions ? Nos questions reprennent le dessus, toujours…
Mais Jésus, lui, dort. Et quand la tempête, enfin, s’est apaisée, il pose la seule question qui ait vraiment du sens au regard du Royaume : pourquoi avez-vous peur ?
Et nous avons le droit de répondre, honnêtement, nous avons le droit de nous examiner pour chercher ce qui nous a fait si peur, ce qui nous fait encore peur. Pourquoi ai-je peur ? Pas « de quoi », mais « pourquoi ». Et là, nous retrouvons un semblant de joie, parce que s’interroger sur notre propre peur nous rend acteurs de notre propre vie. S’interroger sur le mal, non : nous n’y pouvons rien, il est dans le monde et ça ne dépend pas de nous. S’interroger sur notre peur nous incite à être honnêtes avec nous-mêmes, avec les autres et avec Dieu. S’interroger sur notre peur nous encourage à découvrir en qui, en quoi nous avons véritablement confiance, ce qui ne cèdera pas. Comprendre que d’autres aussi ont peur nous rend attentifs, compatissants, assoiffés de justice et de douceur. Nous sommes invités à la créativité pour trouver des moyens de faire avec, de bricoler une nouvelle façon d’être qui ne nie pas la peur, mais l’intègre à notre vie comme une dynamique qui fait changer.
L’inconnu ne fait pas peur. Ce qui fait peur, c’est la peur, et confronter sa peur, c’est affronter la vie. C’est peut-être la leçon que Jésus a donnée à ses disciples ce jour-là, pour qu'ils comprennent la foi, c'est-à-dire la confiance au coeur de la peur. 

Rembrandt (1632)

lundi 9 avril 2018

Un boulot tranquille

Il est 6 heures et quelques trop rares minutes. Vous n'êtes pas du tout, du tout réveillé. Vous êtes en train d'accueillir comme elles viennent des bribes de phrases qui vous embrument l'esprit avec les mots "doux euphémisme" et "quel métier" éparpillés dans la brume. Heureusement, votre premier mouvement est vers la bible posée sur votre table de chevet et vous passez 30 heureuses et profondes secondes à lire un psaume pour entamer votre journée dans la présence de Dieu. 
Le téléphone sonne. Dans un mouvement d'égarement et légèrement essouflé par la montée du psaume que vous étiez en train de lire, vous sautez dans vos pantoufles et dans l'escalier pour aller décrocher. Il ne vous vient à l'esprit que trop tard que c'est complètement idiot et que vous allez vous en mordre les doigts. C'est une urgence pastorale. On vous informe que votre présence est requise au plus vite. 
Vous tentez de prendre une douche chaude pour secouer les restants de la nuit. Las, il fait froid dehors et la chaudière a choisi son camp. Vous descendez, les pieds nus et entortillé dans une serviette qui glisse, au sous-sol, priant pour qu'une bonne âme serviable et insomniaque ne soit pas en train de plier des courriers au secrétariat, heureusement tout est désert. Vous vous plantez devant la chaudière et tenez la serviette d'une main tandis que de l'autre, vous éteignez la bête ahanante. Vous comptez trois minutes en crispant les orteils sur le carrelage glacé et vous la remettez en route. Au bout de trois manoeuvres successives, elle accepte à reculons de créer un courant d'eau tiède suffisante pour vous éviter le choc thermique, alors vous refermez les portes, regrimpez les escaliers et retournez dans la douche où la température de l'eau a déjà baissé de quelques degrés depuis le sous-sol d'où elle arrive à contrecoeur. Tant pis, la douche est rapide. Un coup de peigne et c'est parti. 
La voiture pastorale a passé la nuit au garage et ne manifeste aucune résistance. Le temps que vous soyez revenu de votre surprise, elle a calé. Ensuite, il ne ne devrait rien se passer de bien notable jusqu'à ce que vous soyez arrivé à destination, ça vous donne le temps de reprendre la conversation là où vous l'aviez laissée au beau milieu du psaume. La voiture est favorable aux vrais échanges, y compris avec Dieu.
Ceci dit, cette conversation-là est assez vite interrompue parce que vous vous arrêtez pour prendre un auto-stoppeur et vous discutez de choses et d'autres avant qu'il vous demande ce que vous faites dans la vie. "Pasteur ? ça existe, ça ?" Quand vous l'avez convaincu que vous existez, il vous pose toutes les questions qu'il n'a jamais pu poser ailleurs avant. "Et vous êtes payé par qui, l'État ?" (non, par l'Église à laquelle j'appartiens). "Alors vos paroissiens sont vos employeurs ? c'est pas trop dur d'avoir des centaines de chefs ?" (non, c'est toute l'Église (et pas juste l'Église locale) qui me verse quelque chose pour ne pas que j'aie à travailler, pour pouvoir me consacrer au ministère ; par contre la paroisse me loge et paie les charges courantes du presbytère). "Moi, j'y crois pas à Dieu. Vous avez vu tout le malheur qu'il y a dans le monde ?" (oui, et lui aussi). "Et vous travaillez que le dimanche, alors ?" (il commence à vous chauffer les oreilles, ce mouflet).
Et puis il se met à vous raconter pourquoi il est en train de faire du stop, un lundi d'hiver à potron-minet, et il continue en racontant les malheurs de sa tante dans une école religieuse, et la dureté de la vie quand on n'a pas vingt ans. Vous finissez par vous arrêter dans un café dans le premier village venu et vous passez un long moment à écouter ce qu'il a à vous dire, le mouflet.
Quand vous arrivez à destination, plongé dans vos pensées et vos discussions privées avec le Chef, il reste quelques bancs de brume sur les collines mais le soleil est levé. Vous entrez, avec précaution pour ne pas laisser sortir le chat (à votre dernière visite, vous avez frisé l'incident diplomatique), et vous vous dirigez vers la cuisine où un petit groupe chuchote. On attend le pasteur. Ce n'est pas qu'il y ait urgence, le temps de l'urgence est passé, mais pour que les choses se disent, ou se taisent, il faut parfois quelqu'un d'extérieur. Vous acceptez le café offert et sortez votre bible, parce que c'est un lieu et un moment où les textes parlent mieux que les humains.
En repartant, votre honni portable sonne et la personne au bout du fil, apprenant où vous vous trouvez, s'exclame que c'est la porte à côté et vous convie aimablement. Elle vous fait promettre de prendre le raccourci et vous annonce que vous serez là dans vingt minutes. Au bout de dix, vous vous retrouvez derrière un troupeau tranquille de moutons noirs et blancs, ça vous fait penser à Jacob, qui vous fait penser à la lutte au Jaboq, ce qui vous rappelle que vous n'avez pas choisi le texte pour dimanche, mais vous avez déjà prêché sur le passage du Jaboq, mais peut-être qu'un autre fleuve... Ceux qu'on trouve en Eden, peut-être. Tiens, un cycle de prédication sur les fleuves, ça serait pas mal. Les grands fleuves de la vie, c'est une métaphore intéressante. Il y a des fleuves, dans les psaumes ? les fleuves de Babylone peut-être... Vous vous arrêtez sur le bord de la route pour vérifier ça et, absorbé par la réflexion, quand vous repartez vous prenez la mauvaise route au prochain carrefour.
Vous arrivez enfin à la porte de la personne qui vous attend. "Monsieur le pasteur, vous êtes en retard. Quand je pense à tout l'argent que mon mari a versé à l'Église quand il était en vie... Enfin, entrez. J'ai fait du café, vous en prendrez bien un peu ?" "Volontiers, madame. Et puis, vous pourriez me parler de votre mari, je ne l'ai pas connu, mais il paraît que c'était vraiment quelqu'un de bien ?" "Volontiers, monsieur le pasteur, volontiers. Un peu de gâteau avec votre café ?"
Il est 9h32. Ça y est, vous êtes réveillé. 
Rod Anderson

samedi 7 avril 2018

Oh pardon

- Mon humaine, qu'est-ce que tu essayais de dire, au juste, avec cette histoire de Siglibert Lepont ?
- Ah, ça s'est vu que j'essayais de dire quelque chose ?
- Tu devrais savoir que l'ironie ne marche pas sur les chats.
- Bon, d'accord. Oui, bien sûr que j'essayais de dire quelque chose. Déjà, je suis chrétienne depuis suffisamment longtemps pour avoir longuement bataillé moi-même avec la question du pardon. Je me retrouve assez dans ce que disait Derrida : le vrai pardon, c'est ce qui pardonne l'impardonnable. Et du coup, la question, c'est comment on fait quelque chose qui est impossible.
- Ben on le fait pas.
- Sauf qu'on le fait. Quand les textes bibliques parlent du pardon, c'est à la fois un impératif et une liberté, une possibilité impossible. 
- Miiaaaouais...
- Et en réalité, j'ai moi-même vécu une succession de rencontres avec des représentants religieux qui me disaient qu'il fallait pardonner. Et aucun d'eux n'a jamais pu me dire comment. Pourquoi, oui : parce c'est écrit. Mais quand quelqu'un souffre vraiment à propos de cette question, ça ne suffit pas. 
- Et maintenant que tu es pasteur, tu as la réponse ? 
- Non.
- Si on vient te voir, tu ne peux rien répondre ?
- Je n'ai pas de mode d'emploi. Parce que ce serait malhonnête de faire semblant qu'il y en a un. Par contre, on peut envisager ensemble le début d'un chemin, en sachant qu'il y a des obstacles et que ce n'est pas un interrupteur qu'on peut tourner à volonté. Pardonner, ça touche au coeur même de notre sentiment d'exister. Je trouve intéressant ce que dit Siglibert...
- ... ouais, enfin c'est toi qui l'as écrit, en même temps...
- ... sur le fait de se sentir considéré et traité comme un objet. C'est une façon - il y en a des milliers - de parler du coeur de l'évangile : nul n'est un objet. Nul n'est un objet au regard de Dieu, et donc pour les croyants, nul ne devrait traiter l'autre comme un objet. Pardonner, ça touche toujours au fait de devoir se coltiner la douleur d'être traité comme un objet, ça touche au coeur de l'être même des gens. Enfin pardonner, de ce côté-ci du paradis, comme on dit, on bricole comme on peut. Ça ne peut jamais être parfait. 
- On ne peut jamais vraiment pardonner ?
- Si, je crois qu'on peut. Mais ça ne relève pas d'un ordre, d'un dû. C'est comme la grâce, ça se reçoit comme un cadeau, ça ne se brade pas, c'est infiniment précieux. 
- Je vois. Tu vas rester vague. Tu ne vas même pas essayer d'en parler un peu plus précisément. C'est ce que tu reproches à tous ces représentants religieux qui n'ont jamais pu te répondre, pourtant ! 
- Tu as raison. Alors je dirai ceci : le pardon, ce n'est pas l'oubli. Ça implique de prendre véritablement acte de ce qui s'est passé, et de découvrir qu'on n'est pas obligé d'y rester collé. C'est pour ça que ça délivre, parce qu'on ne reste pas victime, et l'autre ne reste pas bourreau. Seulement les êtres humains ont un talent certain pour préférer oublier. Ça arrange les bourreaux parce qu'ils peuvent faire comme s'ils étaient totalement innocents, parce que ça leur donne le pouvoir de nier, en toute bonne conscience. Mais ça arrange aussi les victimes, hélas. Pas consciemment, je ne crois pas, mais parce que ça leur donne le sentiment que toute liberté leur est désormais interdite. Et paradoxalement, les humains ont horreur de la liberté.
- Mais c'est n'importe quoi, de dire une chose pareille !
- Je sais... si on exige le pardon de la part des victimes, oui, c'est n'importe quoi. Si il faut qu'elles pardonnent parce que ça arrange les autres, oui, c'est n'importe quoi. Mais si on se reconnaît, soi, comme victime et appelé à être autre chose, alors...
- Alors c'est toujours n'importe quoi.
- Personne n'a jamais dit que c'était facile, d'être chrétien. Tiens, même le Christ il l'a dit, alors...
- C'est quand même n'importe quoi.
- Le n'importe quoi, c'est que les humains ont horreur de la vérité et qu'ils préfèrent rester prisonniers, c'est ça ? C'est pourtant vrai.
- Mon humaine, je ne te crois pas.
- Mon chaton, tu ne vois pas dans la tête des gens.
- Non, mais moi j'ai des moustaches.
- Pistache.
- Hein ?
- Pistache, si on accueille un autre chat un jour, on l'appellera Pistache.
(Interruption des programmes, pour cause de matou en pétard qui feule, les poils tout hérissés.)


vendredi 6 avril 2018

Lettre et le néant (une fâcheuse aventure de Siglibert Lepont)

Siglibert Lepont était déterminé à obtenir des réponses à ses questions. Il n'avait jamais passé la porte d'un édifice religieux (ça ne se faisait pas, dans la famille), mais un dimanche matin après l'office, il a mis un orteil circonspect au-delà de la porte d'entrée et a demandé discrètement à parler au maître des lieux. Une dame bien mise lui a répondu qu'il suffisait de prier. Un peu interloqué, il a précisé qu'il préférait parler à un représentant, dans ce cas, et elle a pointé du doigt un monsieur en robe, sévère mais l'air bienveillant (mais sévère - quoique bienveillant).
Siglibert a empoigné son courage comme il pouvait et s'est adressé au monsieur. "Excusez-moi... c'est possible de vous parler, monsieur ?" Le coup d'oeil inquisiteur fut (gentiment) bref et le monsieur lui donna un rendez-vous pour le lendemain à midi.
Siglibert ne dormit pas beaucoup cette nuit-là. Il ne comprit pas grand-chose à ce qui se passait au bureau ce matin-là. A midi moins le quart, il était devant la porte du monsieur sévère et bienveillant et n'osait pas sonner.
Après des tas d'affres, des hésitations, des retours en arrière et des retours en avant, des litres de sueurs froides et l'impression que le monde finissait, il s'est retrouvé sans trop savoir comment dans le bureau du monsieur, qui n'était plus en robe.
Le monsieur sévère et bienveillant - Alors, cher monsieur, qu'est-ce qui vous amène ?
Siglibert Lepont - J'ai plein de questions et je ne sais pas à qui les poser.
LMSB - Je vous écoute.
SL - Voilà. Je voudrais savoir s'il faut pardonner, et comment on fait.
LMSB - Bien sûr qu'il faut pardonner ! C'est un commandement évangélique.
SL - Pardonnez-moi, mais c'est quoi, un commandement évangélique ?
LMSB - Ah. Je vois. Vous n'avez pas l'habitude de fréquenter l'Église, n'est-ce pas ?
SL - Non, c'est la première fois, enfin à part hier, mais oui, c'est la première fois.
LMSB - Racontez-moi pourquoi vous vous posez cette question.
SL - Voilà. L'histoire est longue, mais je vous raconte juste le début. Mon père me maltraitait quand j'étais enfant et...
LMSB - Vous êtes sûr qu'il vous maltraitait ? Qu'est-ce qu'il faisait exactement ? Il vous a frappé ?
SL - Non, il ne nous a jamais frappé, mon frère et moi, mais...
LMSB - Mais vous avez le sentiment qu'il ne vous a pas traité correctement ?
SL - Et bien, oui, mais...
LMSB - Bon, je vous écoute.
SL - C'est plus que... comment dire... je ne sais pas trop comment dire. Il nous traitait comme des objets, en fait.
LMSB - C'est-à-dire ?
SL - Et bien... je ne sais pas... il nous voyait quand il avait besoin de nous, sinon on le gênait et il essayait de se débarrasser de nous.
LMSB - Mais il n'a pas essayé de se débarrasser littéralement de vous ? Il vous a élevés ? Vous savez, les enfants, ça peut être difficile... vous avez des enfants ?
SL - Euh... non.
LMSB - Bon, continuez.
SL - Oui, euh... Alors encore aujourd'hui, je ne suis pas invité aux réunions de famille, mais mon père, oui. C'est comme si tout le monde s'était retourné contre moi, mais sans jamais me dire pourquoi.
LMSB - Et votre frère ?
SL - Il est parti.
LMSB - Et vous voulez pardonner ? à votre père, je suppose ?
SL - Oui. Mais j'ai essayé très souvent depuis toutes ces années. J'ai essayé en le lui disant, sans lui dire, j'ai fait de la relaxation, j'ai pris des médicaments... mais j'ai l'impression que le pardon est impossible.
LMSB - Monsieur, je vois quel est le problème. Est-ce que vous connaissez au moins les dix commandements ?
SL - Je vois vaguement, oui.
LMSB - Alors je vous encourage à les lire. Il y a quelque chose sur les parents qui pourrait vous intéresser.
SL - Honorer son père et sa mère ? oui, je vois ce que c'est, c'est pour ça que je viens vous voir vous.
LMSB - Ça veut dire que pour être vraiment chrétien, il faut honorer son père et sa mère.
SL - Excusez-moi, mais je ne suis pas sûr... est-ce qu'on peut être chrétien sans le savoir ? Je veux dire, je n'ai pas été baptisé ni rien, alors je ne sais pas...
LMSB - Que vous dit votre coeur ?
SL - Mon coeur... ? Je ne sais pas trop. Mon médecin me dit que j'ai trop de cholestérol et d'hypertension, c'est à surveiller.
LMSB - Non, mon cher monsieur, non. Votre coeur, là où Dieu vous parle dans l'intimité, vous dit quoi faire, vous dit qu'il vous aime.
SL - Je... Je ne sais pas, c'est un peu pour ça que je viens vous voir.
LMSB - Je vais vous dire ce qu'on va faire. Rejoignez mon groupe de futurs baptisés et vous pourrez partager vos interrogations, vous verrez, vous allez faire des découvertes formidables, et on chante beaucoup, on prie ensemble... et bien sûr, je suis là pour répondre aux questions, n'est-ce pas ?
SL - Mais... vous ne pouvez pas me répondre sur l'histoire du pardon, je veux dire, en privé plutôt ?
LMSB - Écoutez, relisez les dix commandements, et puis je vais vous faire une liste de textes bibliques sur la question. Mais c'est important de pardonner. Vous avez bien fait de venir me voir. À bientôt, n'est-ce pas ?
Siglibert se retrouva, feuillet en main, sur le trottoir. En y jetant un coup d'oeil, il comprit que c'était très important de pardonner. 

(c) Clémentine Mélois

dimanche 1 avril 2018

Le dernier tableau du dernier acte (épilogue et ouverture)

Pâques, c'est la fête de la vie, ou plutôt, la fête d'être vivant.
Être vivant, dans le Royaume de Dieu, c’est laisser se creuser en soi un espace pour qu’advienne autre chose. Ce creux, cette béance, ne relève pas de notre contrôle ni même de notre volonté. "Vivant" signifie ouvert, disponible. "Vivant" désigne cette part de nous où niche ce qui n’est pas là, et qui pourtant nous fait vivre… C’est ça, la résurrection. Ce n’est rien d’autre qu’une vie nouvelle qui vient se nicher en nous. Ça ne relève pas de la volonté. Ça relève d’un cadeau.
Et c’est ainsi que nous pouvons entendre les béatitudes en ce matin de Pâques, comme un récit extraordinaire de cette vie que nous sommes appelés à vivre, ressuscités comme le Christ. Vivants d’une véritable vie… Il est passé pour nous à travers la mort, et il nous attend de l’autre côté, et voilà comment on vit de l’autre côté, et voilà comment nous pouvons nous aussi vivre, dès maintenant, déjà citoyens de cet autre monde où il nous attend…
Vivants ! Heureux, bienheureux, car vivants !
Vivant, le pauvre en esprit, qui sait que se creuse en lui le creux du désir d’autre chose, celui qui n’est pas plein de lui-même, celui qui n’est pas gavé de tout… Vivant : le Royaume des cieux est à lui, celui qui ne triche pas sur son identité, qui ne cherche pas à paraître meilleur que le voisin, celui qui ne reste pas figé sur l’image qu’il offre au monde, mais qui a au cœur de sa vie un espace où quelqu’un vient le rejoindre dans ce qu’il a de plus déglingué, de plus sombre, de plus cassé. Celui qui se laisse rejoindre et relever, comme les péagers, les prostitués et les déglingués de la vie ont été relevés par Jésus. Heureux celui-là…
Vivant, l’affligé, celui qui attend d’un autre une consolation, une espérance.
Vivant, le doux, celui qui ne souhaite pas la toute-puissance et ne fait pas semblant. Celui-là aura la terre en partage, celui-là est le citoyen d’un Royaume où il n’est pas besoin de prendre de force pour être quelqu’un, pour exister.
Vivants, ceux qui ont faim et soif de justice, car tant qu’ils auront faim et soif, ils seront attentifs à la faim et à la soif des autres, et ils chercheront ensemble, ils travailleront ensemble, toujours en recherche, toujours en désir de justice, toujours en marche.
Vivants, ceux qui ne mettent leur véritable confiance, leur véritable vie, qu’en Dieu, car ils le verront.
Vivants, ceux qui vivront véritablement de cette vie. Chemin exigeant, difficile. Car il exige de ne pas mettre notre fierté dans nos identités de surface, mais en Dieu seul, dans ce qu’il a fait pour nous, dans la vie véritable qu’il nous offre. Ce lien entre Dieu et moi est la vérité de ma vie. Il est plus solide, plus digne de confiance que tous les uniformes qui encombrent ma vie. Pour nos frères et sœurs chrétiens persécutés pour leur foi, et qui au cours des âges ont pu résister, jusqu’à aujourd’hui, c’est ce lien-là qui importe plus que tout, la confiance toujours réaffirmée, toujours vécue à nouveau, jusqu’au plus noir de la guerre et de la mort. Malgré tout. C’est cette foi-là qui nous est offerte à Pâques. Cette foi qui démasque tous les « à quoi bon ». Malgré tout. C’est cette vie-là qui nous est donnée, citoyens d’un autre monde.
Pâques, c’est un faire-part de naissance pour tous les chrétiens. Aujourd’hui, c’est nous qui naissons ! Et plus personne n’a le pouvoir de nous condamner à mort. Parole de vie dans un monde qui ne peut pas l’éteindre, qui ne peut pas la mettre à mort.
Il n’est pas là, il vous attend : allez... allez planter un pommier...

Camille Pissaro