mercredi 28 février 2018

Chemin, vérité, vie

En chemin, en vérité, en vie.
Être "en Christ", c'est être en chemin. C'est être en vérité. Et c'est être en vie.
Soit.
Mais encore ?
Déjà, "être en Christ", ça veut dire quoi ? ça ressemble trop à une petite formule toute faite pour qu'on accepte facilement de l'adopter sans y réfléchir. J'aime assez, je dois dire, la façon dont Paul en parle, dans la lettre aux chrétiens de Galatie, au chapitre 3 (verset 28) : "Il n'y a plus ni Juif ni Grec, il n'y a plus ni esclave ni homme libre, il n'y a plus ni homme ni femme, car vous tous, vous êtes un en Jésus-Christ."
Allons bon.
On sait bien que ça n'est pas "vrai", qu'il n'y a plus ni homme ni femme : la différence entre les sexes, elle se vit dans notre chair, au quotidien. Je ne veux surtout pas dire par là que c'est binaire, mais simplement que c'est un paramètre inconscient de notre rapport au monde, quelque chose qui est inscrit profondément dans notre façon d'être au monde, quelle que soit la façon dont ça s'incarne pour nous. Ça n'a rien de simple, le rapport à la féminité ou à la masculinité, mais ça fait partie de nous, qu'on le veuille ou non. Alors, que veut dire Paul ? 
Et lorsqu'il dit qu'il n'y a plus ni esclave ni homme libre ? Encore aujourd'hui, il y a des esclaves. Et il n'y a pas besoin d'aller au bout du monde pour les trouver ou se rappeler qu'ils existent une fois de temps en temps. Il y a des gens dont le passeport a été confisqué par des employeurs qui se prennent pour les propriétaires du temps, de l'énergie et de la vie d'autres êtres humains sous nos latitudes. Et il y a, plus largement, des gens qui ne font que vivotter à l'ombre d'autres humains plus forts qu'eux et qui vivent comme des esclaves. Donc Paul, sur l'analyse sociologique, là, bof, hier comme aujourd'hui. 
Pour l'histoire des Juifs et des Grecs, il faut redonner le contexte : dans le monde de l'empire romain, un "vrai" citoyen est grec. Paul est d'ailleurs une exception : il est juif, et pourtant citoyen romain. Mais pour la plupart des autres, être juif signifie une position sociale subalterne. C'est une différence de culture, et une différence sociale. Là, inutile d'aller bien loin pour comprendre comment ça se vit de nos jours, cette histoire... 
Alors qu'est-ce que ça a de vrai, cette affirmation de Paul ? Ce qu'il y a de vrai, c'est qu'il existe, pour tous, Juifs, Grecs, esclaves, humains libres, hommes, femmes, un autre ancrage que leur existence dans la société. "En Christ", ce n'est même pas qu'ils sont tous égaux, c'est encore bien plus : c'est qu'ils sont UN. Et ce n'est pas rien, d'affirmer une telle chose : celui dont on dit qu'il est UN, c'est Dieu... "Écoute, Israël, l'Éternel est notre Dieu, l'Éternel est un". C'est le "chema Israël", le fondement de la foi au Dieu unique. 
C'est énorme, ce que dit Paul. Tous ensemble, là, vous tous qui vous réclamez de vos particularités sociales et humaines, que ce soit pour vous en plaindre ou en prendre gloire, à vous tous, tous ensemble, vous êtes UN. En Christ, vous êtes un. Pas un par un, de l'un à l'autre, avec ceux qui vous plaisent, avec vos voisins, vos parents proches. Non : avec tous ceux qui sont "en Christ". Et ça, ce n'est pas vous qui le déterminez. Ça ne dépend absolument pas de vous. 
Tous ensemble, vous êtes un, parce que vous êtes ailleurs qu'en vous-mêmes. 
Bon. Donc, être en Christ, c'est être un avec tous les autres. Évidemment, Paul s'adresse à des chrétiens, et on ne peut pas en faire l'impasse : ce n'est pas une leçon pour vivre correctement en société. Ça dit une vérité sur ce que signifie croire au Christ. 
Et pour comprendre un peu autrement ce que ça signifie, d'être en Christ, je vous propose de faire un petit saut léger pour aller dans l'évangile selon Jean. Avec un autre passage qui pourrait, lui aussi, se lire comme une jolie formule, lorsque Jésus dit "Je suis le chemin, la vérité et la vie" (Jn 14,6). Être en lui, alors, ce serait ça. D'une certaine manière, être en Christ, c'est être en chemin, en vérité et en vie.
Ne pas s'arrêter dans le confort de notre soi intime, mais se trouver lié à tous les autres parce que liés à lui, et en chemin avec les autres. 
Ne pas s'arrêter à notre vérité intime, mais se trouver bousculés par une vérité bien plus vaste qui nous entraîne à la recherche d'autre chose. 
Ne pas s'arrêter à notre vie, mais se trouver intégrés à une vie autre, qui surgit au milieu du monde, au milieu de notre vie, et se trouver ainsi véritablement vivants, d'une vie qui résiste à la mort.
Être en vérité, en chemin, en vie. 

(c) PRG

lundi 26 février 2018

Tristesse

- Mon humaine, tu sais, ces jours-ci j'ai perdu un mien lointain cousin.
- Oui mon chaton, j'ai appris ça. Et ces jours-ci, des humains que j'ai connus ont quitté cette vie. Ces jours-ci s'ouvre ce temps hors du temps de la tristesse pour ce qui ne sera plus, temps du deuil et de l'éloignement, de la reconnaissance pour ce qui a été, de l'espérance pour ce qui viendra... 
- Le temps de l'oubli ?
- Non. Surtout pas. L'humain de ton lointain cousin ne l'oubliera pas. Le rabbin Gabriel Farhi, dans une chronique radio, a dit hier : "Joann Sfar se demandait vendredi, juste avant Shabbath, en annonçant le décès d’Imhotep, s’il était permis de dire une prière pour lui. Le Kaddish des animaux n’existe pas, sauf peut-être dans une bande-dessinée. Cela pourrait donner un nouveau tome qui ferait vivre encore Imhotep : « Un Kaddish pour le chat du Rabbin ». Le judaïsme est une religion de vie. Lors d’une inhumation (humaine) on ne prie pas tant pour le défunt que pour les endeuillés. Pour ceux qui feront vivre l’être aimé qui est parti. Le souvenir est l’une des valeurs les plus importantes car l’on a conscience que les morts ne vivent que par le souvenir qu’en ont les vivants. Tout le rite funéraire n’a d’autre finalité que d’apporter la consolation à celui qui souffre de l’absence, de lui donner des perspectives pour se projeter dans un avenir autre."
- Alors on prie pour des perspectives ?
- Oui. Toujours. Mais surtout aujourd'hui. 

dessin de Joann Sfar, l'humain du chat du rabbin

samedi 24 février 2018

Et pourtant

Vers la fin de nos études de théologie, la promotion de futurs pasteurs à laquelle j'appartenais a partagé le texte qui suit. Sur le point de quitter le ministère pastoral pour cause de santé défaillante et pour répondre à un appel à servir l'Église autrement, je m'en souviens aujourd'hui avec une certaine émotion. L'auteur en est Jean Ansaldi et lorsqu'il écrit ceci, il est encore pasteur de paroisse à Uzès ; il deviendra ensuite professeur de théologie systématique à la faculté de théologie de Montpellier. L'article date de 1974, il a été publié dans la revue Études théologiques et religieuses ("Ministère pastoral en paroisse", ETR 1974/3, p. 323-333). Bien qu'un peu daté par certains détails (le pasteur au masculin, la référence à un vice-président laïc à une époque où le pasteur était quasi systématiquement le président du conseil presbytéral), il me semble aussi éclairant qu'il l'était alors, pour ceux et celles d'entre nous qui se posent la question du ministère pastoral, mais aussi pour les autres...

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Trop d'hommes sont entrés dans le ministère qui n'équilibraient leurs propres problèmes personnels que grâce au statut social du pastorat. Celui-ci s'est effondré (Dieu merci !) et il en est résulté des crises graves. La tentation est alors grande d'habiller son malaise d'un langage théologique et de retrouver un nouvel équilibre en agressant l'Eglise. C'est l'éternel destin de l'agressivité que d'être un équilibrant de l'angoisse. Il y a eu trop de souffrance chez les pasteurs et dans les Eglises pour qu'il soit encore possible d'exhorter, sans autres, les étudiants en théologie à devenir pasteur de paroisse... 

Ne le devenez pas si pour votre équilibre personnel vous avez besoin d'un statut social précis, comprenant des repères techniques, s'articulant sur des tâches claires et des pouvoirs définis. Être pasteur de paroisse, c'est accepter d'être socialement un improductif, un non-spécialiste.

Ne le devenez pas si pour votre équilibre personnel vous avez besoin de voir tôt ou tard le résultat tangible de vos efforts. Tout pasteur de paroisse vit dans une constante situation d'échec professionnel. 

Ne le devenez pas si vous ne pouvez remettre régulièrement votre vie en question dans un dialogue avec un collègue ou un vice-président de Conseil presbytéral par exemple.

Ne le devenez pas si vous êtes davantage tentés par la parole que par l'écoute, par l'abstrait que par le concret, par l'universel que par le local.

Ne le devenez pas si vous ne pensez pas pouvoir exercer une autorité réelle sans la médiation d'un certain nombre de pouvoirs. 

Ne le devenez pas... et pourtant... 

Même si vous ne répondiez pas à l'idéal ci-dessus décrit mais que vous vouliez apprendre du Christ à regarder chaque situation avec amour et espérance, alors sachez que je connais beaucoup d'hommes dans ce ministère qui n'échangeraient pas leur joie pour un plat de lentilles.
J. Ansaldi (1974)

Albrecht Dürer

vendredi 23 février 2018

C'est pas le moment

Après chaque mass shooting aux États-Unis, des voix s'élèvent pour dire que "now is not the time", ce n'est pas le moment, pour parler de ce qui fâche, et surtout du contrôle des armes à feu, avec des trémolos dans la voix, disant que c'est un scandale moral de profiter d'un tel moment pour avancer des pions sur l'échiquier politique. Pour être précis, c'est essentiellement l'attitude des médias d'ultra-droite, dans une attaque de tout ce qui est considéré comme "libéral". 
Mais posons-nous la question simplement : pourquoi ne serait-ce pas le moment de quoi que ce soit ? Qu'est-ce qui justifierait, logiquement, de ne pas parler ? La réponse est simple : la décence. Face à une tragédie, il faut avoir la décence de respecter la douleur de tous ceux qui ont été touchés directement. Pour ne pas raviver la douleur, pour ne pas en ajouter, pour ne pas risquer des paroles maladroites. C'est la décence des amis de Job qui restent pendant sept jours, sans rien dire, simplement accablés, auprès de lui, partageant sa douleur et sa solitude. 
Mais pour pouvoir affirmer cela sans que ce soit une complète hypocrisie, il faut se préoccuper vraiment des victimes. De leurs sentiments réels. De leurs besoins réels. Si on leur en colle sur le dos, alors on ne fait que les utiliser, plutôt que de les respecter.
Or, ces derniers jours, à la suite d'une nouvelle fusillade dans un lycée en Floride, les victimes se rebellent. Au lieu de laisser dire, sur leur dos, qu'il faut se taire pour les respecter, les lycéens concernés se mettent à hurler leur douleur en disant qu'ils n'ont pas besoin de silence. Que le silence ne sert que le statu quo, et que le statu quo a déjà tué trop de monde. Qu'il faut, au contraire, parler, exiger, se bouger, pour ne pas se résigner. Ces jeunes refusent d'être utilisés, ils haïssent l'hypocrisie, ils se rebellent face à l'indifférence. Ils résistent de toutes leurs forces à un cycle de l'information (news cycle) qui, très bientôt, va attirer l'attention de la nation sur d'autres choses, d'autres scandales, noyant ainsi leur fureur. 
Je me trompe peut-être. Peut-être que j'ai une interprétation dévoyée de ce que signifie être croyant dans ce monde. Mais je crois fermement que croire à un Dieu qui nous dépasse tous, c'est refuser fermement toute hypocrisie pour, au contraire, entendre et soutenir la voix de ceux qui décident qu'il est temps de ne plus être massacrés sans rien dire. Dans les grands drames de l'Histoire, l'Église universelle s'est toujours trouvée déchirée face aux choix nécessaires. Mais toujours, il y a eu des gens dans l'Église pour dire que l'hypocrisie du silence n'est jamais un choix éthique légitime. 
Le choix éthique nécessaire aux États-Unis ne semble pas très compliqué, vu depuis ce côté-ci de l'océan. Contrôler un minimum qui a accès aux armes à feu, refuser de laisser circuler des armes de guerre, ça ne semble pas très compliqué, comme choix moral. Mais sans être directement concernée, il serait hypocrite de ma part de dire que c'est facile.
Par contre, je peux regarder ce qui se passe plus près. Nous pouvons choisir d'écouter, vraiment, ce que disent ceux qui sont engagés auprès de ceux qui, aujourd'hui même, ici même, souffrent. La Fédération de l'entraide protestante, la Cimade, me viennent à l'esprit, et il y en a beaucoup d'autres. On parle de mort, de maltraitance, de drame. Ce ne sont pas des mots, des concepts. Ce sont des gens. 
"Je ne fais pas le bien que je veux faire, mais je pratique le mal que je ne veux pas", dit l'apôtre Paul. Cela peut nous conforter dans un certain fatalisme, disant que de toute façon la nature humaine est perverse et mauvaise, pour s'y résigner en silence. Mais ça peut aussi nous appeler à participer au miracle de ce quelque chose qui résiste à notre hypocrisie, envers et malgré tout, et nous appelle à l'action, à la résistance, à la colère. 
C'est le moment. 

Fox Mews (c) PRG

jeudi 22 février 2018

Let's Have a Dream

Le 28 août 1963 à Washington, le pasteur Martin Luther King prononçait ces paroles : "I have a dream that one day this nation will rise up and live out the true meaning of its creed : We hold these truths to be self-evident, that all men are created equal." Ce qui signifie : "J'ai fait un rêve : qu'un jour, cette nation se lève et se mette à incarner la véritable signification de ce qu'elle affirme : Nous tenons ces vérités comme allant de soi, tous les hommes sont créés égaux."
Il fait référence aux premiers mots de la Déclaration d'indépendance, qui date de 1776.
"Nous tenons pour évidentes pour elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par leur Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. Les gouvernements sont établis parmi les hommes pour garantir ces droits, et leur juste pouvoir émane du consentement des gouvernés. Toutes les fois qu’une forme de gouvernement devient destructive de ce but, le peuple a le droit de la changer ou de l’abolir et d’établir un nouveau gouvernement, en le fondant sur les principes et en l’organisant en la forme qui lui paraîtront les plus propres à lui donner la sûreté et le bonheur. La prudence enseigne, à la vérité, que les gouvernements établis depuis longtemps ne doivent pas être changés pour des causes légères et passagères, et l’expérience de tous les temps a montré, en effet, que les hommes sont plus disposés à tolérer des maux supportables qu’à se faire justice à eux-mêmes en abolissant les formes auxquelles ils sont accoutumés."
Tous les humains sont créés égaux. Ça ne va absolument pas de soi. Ça ne va pas de soi, parce que nous ne sommes pas égaux.
Mais il y a un fondement théologique à cette affirmation. Comme lorsque Paul dit "Il n'y a plus ni Juif ni Grec, il n'y a plus ni esclave ni homme libre, il n'y a plus ni homme ni femme, car vous tous, vous êtes un en Jésus-Christ." Pour les Pères fondateurs des États-Unis d'Amérique, la décision de faire "un", tous ensemble, pour créer une nouvelle nation, signifie qu'il existe une autre réalité que la réalité subjective de chacun. Et ils font le choix d'affirmer que cette autre réalité ouvre à une égalité pour chacun (pour les chacunes, et pour les esclaves, il faudra attendre un peu). Dans cette autre réalité, chacun est créé par un autre que lui-même, par un autre que tous les autres, par un autre que la collectivité, et cette création par un autre le met strictement au même rang que tous les autres.
Comment faisons-nous, nous, le pari d'une réalité qui nous met tous à égalité ? C'est une question pour les croyants, mais une question qui d'une certaine façon est précédée par la réponse qu'est la création de Dieu. C'est aussi une question pour les citoyens, une question tout à fait laïque, lorsqu'ils décident ensemble de quelle société ils souhaitent faire partie intégrante.
Et dans notre vie personnelle, dans notre vie d'Église, comment vivons-nous cela ? Faisons un rêve. Que la société dont nous sommes des membres se lève et se mettre à incarner, pour de vrai, une vérité qui devrait aller de soi : tous les humains sont créés égaux.
Ça ouvre à des idées nouvelles. De folles idées !

We the People

mercredi 21 février 2018

Une seule chair

C'est complexe, ce qui se noue entre deux personnes qui choisissent de se marier. Dans cette décision de lier deux vies, il se joue beaucoup de choses. 
Faire le pari qu'on veut faire quelque chose de ce qu'on partage, de cet amour commun par lequel nous sommes liés. Construire ensemble - sans se recroqueviller l'un sur l'autre, l'un avec l'autre, mais pour prendre le souffle nécessaire pour ouvrir notre vie à d'autres. Décider de s'accepter tels que nous sommes, avec les défauts et les qualités, les forces et les faiblesses, dans la richesse et dans la pauvreté. Espérer voir l'autre s'épanouir chaque jour. Mettre sa confiance dans une forme sociale instituée qui garantit le juste équilibre dans la relation et la protection de la personne la plus faible, si nécessaire. 
Mais surtout, il y a le miracle de la douceur partagée, la joie à voir l'autre être heureux, à voir ce que l'on a pu faire et vivre ensemble. Les repas partagés, les rires, les complicités. Grandir et vieillir ensemble, avec les siens autour. Il y a les moments de doute aussi, où on préférerait, finalement, être seul/e, les moments d'agacement quand on ne voit plus que ce petit tic, les moments de déception, de trahison, d'accusation, d'incompréhension, d'absence, de silence. Les moments où on décide ensemble de sortir du silence, pour qu'il n'y ait pas de non-dit qui fermente, où on cherche de l'aide. Les moments de grâce aux grands événements de la vie, qu'on n'aurait manqués ensemble pour rien au monde. Les moments où on peut être simplement accueillants pour ceux qui passent, juste parce qu'ils en ont besoin. Les photos, les confidences, les souvenirs, les espérances. 
Il y a, aussi, les conflits, ou juste la lassitude, quand on n'y croit plus, quand on n'a plus envie, quand il n'y a plus la magie nécessaire pour espérer. Il y a les mauvaises raisons, et les bonnes raisons, d'être ensemble. Il y a les séparations et les sentiments contradictoires qui les accompagnent, entre soulagement, regrets, colère et volonté, malgré tout, de sortir par le haut d'une situation où il n'y a plus de vie. On m'a demandé récemment "Est-ce que tu crois au divorce ?" C'est une question idiote. Le divorce est une possibilité légale, qui permet de mettre fin à une situation impossible. Ce n'est jamais anodin, mais il ne s'agit pas d'y croire ou de ne pas y croire, mais de savoir comment ça peut se vivre, quand ça devient nécessaire. Quand le lien devient toxique et qu'il est temps d'y mettre un terme dans cette forme-là. 
Je pense à ce passage du Cantique des cantiques, que je propose souvent à la méditation lorsque je fais un bout de chemin avec ceux qui viennent demander à l'Église une bénédiction à l'occasion de leur mariage. Il décrit le chant d'amour de deux fiancés : 

Il prend la parole, mon bien-aimé. Il me dit : Lève-toi, mon amie, ma belle, et viens !
Car l'hiver est passé ; la pluie a cessé, elle s'en est allée.
Dans le pays, les fleurs paraissent, le temps de chanter est arrivé, et la tourterelle se fait entendre dans notre pays.
Le figuier forme ses premiers fruits, les vignes en fleur exhalent leur senteur.
Lève-toi, mon amie, ma belle, et viens !

C'est beau, non ? Mais ça ne dit pas tout à fait ça, dans le texte hébreu. Il y a une forme inattendue et difficilement traduisible, reprise deux fois dans ce passage, qu'on pourrait rendre par "Lève-toi (pour toi), ma compagne, ma belle, et va (vers toi)". C'est la même tournure de phrase que celle que Dieu adresse à Abram, pour lui dire de partir à l'aventure d'une vie nouvelle, vers une terre inconnue : Lekh Lekha (se prononce ler lera). Va, vers toi. Va, pour toi. Ce n'est pas "viens", un appel à appartenir à quelqu'un, à lui obéir, mais bien "va", un appel à être, à être vraiment, en chemin, quel qu'il soit, accompagné par un amour qui ne ligote pas. C'est un envoi. Et l'Église, depuis toujours, fait aussi une lecture métaphorique de ce livre de la Bible, en faisant le pari qu'il dit quelque chose de la relation entre Dieu et l'être humain. Ce passage, alors, nous dit que Dieu est celui qui dit, non pas : "viens" comme un ordre à suivre, mais "va", comme un appel à l'espérance, au mouvement. 
C'est peut-être l'essentiel de ce que nous disons en Église, ensemble. Dieu nous veut, non pas recroquevillés, ligotés les uns aux autres et à lui par une loi pesante, mais en mouvement, vivants, vraiment vivants. Et prenant le risque de notre humanité, même lorsqu'elle est douloureuse, même lorsque tout n'est pas rose, même lorsqu'une séparation devient nécessaire pour que la vie reprenne autrement. 

Abraham en route vers la terre promise (Gustave Doré)

mardi 20 février 2018

Les fâcheuses, déplorables et parfois sinistres aventures de Siglibert Lepont

- Mon chaton, aujourd'hui, je vais te raconter une histoire.
- Ah ?
- Oui.
- Bon. J'écoute. J'ai l'air de dormir, comme ça, mais j'écoute d'un oeil.
- D'un oeil ?
- Oui, un seul, l'autre regarde dedans. Je fais un rêve.
- Mon chaton, je salue la délicatesse qui te fait citer un pasteur quand tu me causes, mais j'ai comme l'impression que je n'ai pas toute ton attention.
- Mon humaine, c'est une hypothèse qui, face à un félin capable de rester des heures aux aguets face à une taupinière, a un poids dérisoire.
- Je... Bon. Alors je commence. C'est l'histoire de Siglibert Lepont et de ses aventures. Des aventures fâcheuses, déplorables, et parfois sinistres. Siglibert Lepont était, comme on dit, en recherche. Mon chaton ! tu ronfles !
- Non, je ronronne du dedans de la truffe. Continue.
- Alors Siglibert Lepont ressentait, depuis quelques temps, des frémissements existentiels du côté du vécu, et il commençait à se demander ce qu'il allait en faire. Ce n'était pas douloureux, note bien, d'ailleurs son médecin lui avait dit qu'à son âge, c'était probablement la crise de la dizaine en cours, et que tout irait bien avec du repos et des vitamines. Seulement, il arrivait que ça le tienne éveillé la nuit. Et que des idées un peu étranges viennent lui titiller les méninges. Comme il n'avait pas le tempérament d'un mystique, il mettait ça, en général, sur le dos d'un café pris trop tard, ou de vaguelettes de son inconscient réveillé par quelque image attrapée au vol dans le métro ou ailleurs. Et puis, petit à petit, s'est imposée la question "C'est quoi ?" Il n'aurait su dire, d'ailleurs, ce qu'était ce sur quoi il s'interrogeait, mais...
- Mon humaine, ça devient confus, ton histoire.
- Mon chaton, si tu pouvais continuer à ronronner de la truffe sans m'interrompre, ça m'arrangerait. Bref, à un moment, il s'est rendu compte qu'il était passé des interrogations passagères et inopinées à un statut nettement plus inquiétant pour qui ne sait pas ce qu'il cherche : il était "en recherche". Et c'est là qu'ont commencé ses aventures inquiétantes, bizarres et...
- Et étranges ?
- Oui, si tu veux. 
- Et il y a des crevettes, dans ton histoire ?
- Des crevettes ? Comment ça, des crevettes ?
- C'est bon, les crevettes. Pourtant, c'est bizarre aussi. C'est rose, avec des pattes en filament, c'est tout courbé, ça a une coquille. Mais c'est bon. 
- Je... Je ne sais plus du tout où j'en étais.
- Tu veux que je t'aide à retrouver le fil ?
- Non, merci, en fait. On verra ça une prochaine fois... j'ai comme un léger mal de tête. Et envie de crevettes, bizarrement.
- Oui. Bizarrement. 

(c) PRG

lundi 19 février 2018

De la force pour les épuisés

Le prophète Esaïe s'adresse à des gens en exil. Le peuple d'Israël a été déraciné et emmené, captif, à Babylone. C'est un temps de doute - comment pourrait-il en être autrement ? Quel est ce Dieu qui a laissé faire ? Il a été le Dieu des patriarches, il est celui par qui Jacob est devenu Israël, et il a été aux côtés du peuple d'Israël à chaque étape de ses pérégrinations. Mais à présent ? Est-il en train de les punir ? les ignore-t-il délibérément ? ou est-il bien là, mais de telle façon que plus personne n'en est sûr ?
Esaïe ne sera pas un prophète doux et paisible. Il est venu leur secouer les puces, et rappeler quelques vérités essentielles, car là est la vraie consolation. 

Jacob, pourquoi dis-tu,
Israël, pourquoi affirmes-tu :
« Mon chemin est caché au SEIGNEUR,
mon droit échappe à mon Dieu. »
Ne sais-tu pas, n’as-tu pas entendu ?
Le SEIGNEUR est le Dieu de toujours,
il crée les extrémités de la terre.
Il ne faiblit pas, il ne se fatigue pas ;
nul moyen de sonder son intelligence,
il donne de l’énergie au faible
il amplifie l’endurance de qui est sans forces.
Ils faiblissent, les jeunes, ils se fatiguent,
même les hommes d’élite trébuchent bel et bien !
Mais ceux qui espèrent dans le SEIGNEUR retrempent leur énergie :
ils prennent de l’envergure comme des aigles,
ils s’élancent et ne se fatiguent pas,
ils avancent et ne faiblissent pas ! (Es 40,27-31)

D'une certaine façon, nous sommes, nous aussi, en exil. Nous pouvons dire comme le peuple d'Israël "notre chemin est caché aux yeux de Dieu, il ignore notre bon droit, il nous abandonne". Et il y a un temps où il est essentiel d'admettre cela, de laisser résonner la colère et le sentiment d'injustice, pour prendre acte que le malheur existe et qu'il s'insinue dans nos vies. Ça peut être léger, ça peut être grave, ça peut être une crainte ou une terreur. Pour ne pas s'y enliser, il faut en prendre acte.
Mais le temps de la grâce n'est pas là. Le temps de la grâce ouvre autre chose. Là où nous demandons "pourquoi ?", le prophète répond "pourquoi demandez-vous cela ?"
A la plainte du peuple, le prophète oppose la réalité de Dieu. Là où le peuple attend et espère un Dieu qui lui préparerait un chemin tout tracé et qui le protégerait contre toutes les injustices, Esaïe annonce un Dieu qui a créé l'univers d'un bout à l'aure, qui ne se fatigue jamais et dont l'intelligence nous dépasse toujours. Un Dieu incompréhensible selon nos propres catégories, mais un Dieu qui nous invite à comprendre comment il sauve. Pas en nous protégeant de tout et de n'importe quoi, pas en effaçant le mal et le malheur, pas en supprimant les méchants. Non : ce Dieu-là sauve... en créant. 
Et pour chacun de nous, le plus pur de ce que Dieu crée, c'est le désir. Le désir de continuer. Le désir d'une vie nouvelle, qui n'a jamais encore été vécue, de jours qui n'ont encore jamais vu le jour. Il fait surgir un monde différent au coeur de notre réalité ordinaire. Il crée le désir de ne pas laisser tomber, de ne pas céder à l'immobilité, de ne pas nous replier sur le passé. Il creuse en nous l'espace pour un tout petit peu d'espoir que la route continue, que le souffle continue. 
Ce n'est pas la force de la jeunesse, qui dépend d'un corps jeune. C'est infiniment plus subtil, plus précieux, c'est pour les jeunes comme pour les vieux, pour les accablés comme pour les bien portants. Dieu ne fait pas à notre place. Mais il crée en nous le désir pour que du possible soit à nouveau souhaitable. Cette force-là, subtile et inépuisable, n'est pas la nôtre, et nous pouvons y puiser sans crainte. Ce don peut nous faire marcher, ou courir, ou même voler comme un aigle, ou rester paisible et immobile, le temps nécessaire. 
Il vient un jour où nous réalisons que si notre plainte initiale était "pourquoi ? pourquoi le mal et le malheur ?" en nous recroquevillant sur ce qui n'est plus, Dieu est venu répondre à notre prière en créant, en offrant la force d'aimer et de rechercher la nouveauté de vie, en ouvrant un espace insoupçonné jusque-là. Cette création au coeur de notre vie, ça s'appelle la résurrection... 

Aigle

vendredi 16 février 2018

Luke, Alphonse ; Alphonse, Luke

- Dis-moi, humaine ô très humaine, qui est-ce ?
- Qui... Oooooh ! ça alors ! mais c'est Alphonse !
- Et qui est Alphonse, si je puis me permettre ?
- T'inquiète, ce n'est pas un chat. C'est un fantôme.
- Un... ?
- Un fantôme. Une ombre. Un existant-inexistant.
- Mon humaine, tu es sûre que ça va ?
- Oui ! tu peux défrisouiller tes moustaches, tout va bien, je ne suis pas tombée sur le ciboulot au détour de la chaire. C'est un fantôme littéraire.
- Littéraire ? Fictif, tu veux dire ?
- Non, ce n'est pas la même chose. Fictif, c'est qu'il n'existe pas mais qu'on peut raconter des histoires sur lui. Littéraire, c'est qu'on raconte des histoires sur lui et que du coup il existe. Tu vois la nuance ?
- Pas du tout. Elle ne me semble d'ailleurs pas des plus académiques.
- Mon chaton, tu causes bien. 
- Bon, et alors, Alphonse ?
- Alphonse, il vient de nous retrouver. Il faisait partie de notre ancienne vie, tu vois, et le voilà qui réapparaît comme par magie. La magie des mots, le grand vent du large de l'inspiration, tout ça tout ça.
- Tu es sûre, pour l'histoire du ciboulot ?
- Un peu de respect, je te prie, mon chaton. Oui, je suis sûre. Tu vois, les fantômes, ce n'est pas biblique (sauf peut-être chez Marc, quand les disciples croient voir un fantôme et que c'est Jésus qui marche sur les eaux, ou le roi Saül qui invoque l'esprit de Samuel), mais j'ai toujours trouvé que l'idée était fascinante. Qu'est-ce qui fait que, dans le monde des vivants, il y ait du non-vivant ? dans le monde des visibles, de l'invisible ? dans le monde des parlants, des muets ? etc. Ce qui m'intéresse, c'est ce que ça dit sur la condition humaine, vivante, visible, parlante, qui fantasme sur ce qui est tout autre chose qu'elle-même. 
- Mouaif. Et il s'appelle Alphonse, ton fantôme, là ? 
- Oui. Alphonse Morfati. 
- Mfff. Bon. Bonjour, Alphonse.
- Mon chaton, tu sais qu'il n'est pas vraiment là ?
- Mais qu'il est là quand même ? Oui, j'ai compris. L'événement de discours qu'il permet existe bien, même si sa réalité objective est pour le moins incertaine. 
- Mon chaton, tu m'étonneras toujours. C'est toi qui devrais être pasteur, tiens, des fois.
- Non merci. Lire la Bible avec toi c'est sympa, mais le reste c'est trop de boulot. J'aurais plus jamais le temps pour la sieste.

Fantôme chez John Kendrick Bangs

jeudi 15 février 2018

Pourquoi le président Trump est (peut-être) une bénédiction

Demandez à une femme battue, à quelqu'un qui a subi un viol. Demandez à l'enfant souffre-douleur d'un professeur ou de ses camarades, ou de ses parents. Demandez à l'employé qui supporte un chef pervers. Le plus dur à supporter, c'est l'ordinaire de la situation. Quand vous vivez cela au quotidien, c'est votre normalité. C'est votre vie. Parfois vous n'en avez jamais eu d'autre ; parfois vous vous êtes convaincus qu'une autre vie n'était qu'une illusion, ne serait qu'une illusion.
Il faut toujours que quelque chose ou quelqu'un vienne provoquer un déclic pour qu'enfin cette normalité devienne aberrante. Une parole, un regard, un geste. Quelqu'un qui, enfin, écoute, au détour d'une parole difficile à dire, la douleur. Un regard surpris devant la façon dont on est traité. Un geste d'affection qui viendra peupler de douceur des nuits trop longues, ou la supplication muette d'un enfant qui ne comprend pas. 
Ou, plus rarement mais aussi plus efficacement, le spectacle largement dénoncé d'un individu qui affiche sa malfaisance ouvertement. La bouche tordue par l'orgueil, la parole grandiloquente, le geste stéréotypé, le délire de grandeur. Tous ceux qui ont connu l'enfermement dans une relation avec quelqu'un de véritablement toxique les reconnaîtront. Ainsi que les dégâts concentriques autour de lui. Les mensonges qui fusent partout. L'inconfort extrême d'être entre le marteau et l'enclume en permanence. Le désespoir que tant de gens s'y laissent prendre et croient le bourreau plutôt que la victime, parce qu'il affiche un charisme, un charme indéniables, parce qu'il est puissant, parce qu'on ne peut pas se montrer si sûr de soi, quand même, si on est si mauvais. 
En ce moment, la parole, ici et là, se libère. A l'occasion de grandes "affaires", des femmes osent dire ce qu'elles ont supporté, ce qu'elles supportent encore, micro-agressions ou grands drames intimes. Elles disent la solitude, la culpabilité, l'auto-destruction, le renversement des valeurs, le choix faussé de la permanence contre la sécurité. On perçoit mieux, aussi, l'inégalité devant les défis de la vie quotidienne, selon sa religion ou sa couleur de peau, parce que de l'autre côté de l'Atlantique, beaucoup sont sous une épée de Damoclès, et que ça n'a pas l'air sur le point de se terminer. 
Peut-être, au vu de tout cela, le président Trump est-il une bénédiction. Pas pour le bien qu'il peut faire. Mais pour le mal qu'il rend visible. 

(c) Libération, 2015

mercredi 14 février 2018

Jeûne : pas d'avoine

Nous entrons aujourd'hui dans le temps du Carême. Il semble que la tradition du Carême, ce temps qui précède Pâques et débute par le mercredi des Cendres, date du quatrième siècle et s'inspire des quarante jours de jeûne de Jésus au désert (du latin quadragesima, quarantième). Il n'y a pas de fondement biblique à cela : dans la période qui précéda Pâques, Jésus et ses disciples ne se sont pas abstenus de manger, plusieurs récits l'indiquent. Les épîtres n'en font pas référence non plus.
Pour nos frères et soeurs catholiques, à la fin de la célébration du mercredi des Cendres, le prêtre trace une petite croix sur le front des croyants avec la cendre issue des rameaux du dimanche des Rameaux de l'année précédente. Elle symbolise la poussière dont nous sommes issus et évoque, symboliquement, la mort qui précède la résurrection.
Si les protestants n'observent pas le Carême, notamment parce qu'il peut être vécu comme une période où les privations volontaires sont vues comme une tentative, toujours latente chez l'être humain, pour acheter la grâce de Dieu (une contrition nécessaire), il n'empêche que c'est bien un temps qui nous prépare à l'événement central chez les chrétiens, celui de Pâques.
A Noël, nous disons l'extraordinaire d'un Dieu qui choisit de prendre chair, de devenir pleinement humain. A Pâques, nous disons quelque chose d'encore plus extraordinaire et dont le sens est encore plus incroyable : nous disons que Dieu a choisi de mourir. Réfléchir à cela, c'est central à la foi chrétienne. Et comme nous sommes bien humains, nous avons besoin de ces temps de commémoration partagée, de réflexion collective, qui viennent renouveler notre vie personnelle. Le Carême, alors, peut se vivre comme une période particulière où nous nous reposons la question de ce que signifie être disciples de ce Dieu-là.
On peut le faire en réfléchissant à la façon dont on vit, par quoi on est happé (à quelles idoles nous laissons de la place), en faisant l'épreuve de laisser certaines choses de côté pour se donner du souffle, de l'espace, pour laisser surgir ce qui ne se voit pas dans nos vies trop remplies.
C'est aussi, bien sûr, faire de la place pour recevoir, le dimanche de Pâques, l'annonce toujours renouvelée d'une vie imprenable qui passe au travers de toute mort. Ça se vit tous les jours, mais ça se dit, plus spécifiquement, une fois par an, dans les célébrations de Pâques.
Jusqu'à Pâques, tous les dimanches sur France Culture, à 16h, seront diffusées des conférences de Carême par le pasteur Laurent Schlumberger, sur le thème "Du zapping à la rencontre" : "des migrations aux pratiques sportives, de l'accélération sociale aux brassages culturels, ou de la flambée des burn-out à l'engouement pour les 'nouveaux départs', pourquoi les mobilités deviennent-elles porteuses de tant de promesses et de tant de détresses ?"
Alors bon chemin à vous, en ce temps de Carême ! 

Mercredi des Cendres (diocèse de Nantes)

mardi 13 février 2018

Job et Dieu

Le SEIGNEUR répondit alors à Job du sein de l’ouragan et dit :
Qui est celui qui obscurcit mon projet
par des discours insensés ?
Ceins donc tes reins, comme un brave :
je vais t’interroger et tu m’instruiras.
Où est-ce que tu étais quand je fondai la terre ?
Dis-le-moi puisque tu es si savant.
Qui en fixa les mesures, le saurais-tu ?
Ou qui tendit sur elle le cordeau ?
En quoi s’immergent ses piliers,
et qui donc posa sa pierre d’angle
tandis que les étoiles du matin chantaient en chœur
et tous les Fils de Dieu crièrent hourra ? (livre de Job, chapitre 38)

Quelle ironie dans ces mots de Dieu adressés à Job ! C'est comme s'il lui disait "Pour qui tu t'prends, mon p'tit bonhomme ?" 
Le livre de Job commence par un pari sinistre : le tentateur (l'adversaire) laisse entendre que si Job aime Dieu, c'est parce qu'il en tire un bénéfice substantiel. Et Dieu relève le défi : non, l'humain qu'est Job ne l'aime que par amour, pas pour un bénéfice. On entend bien toute la puissance de cette interrogation : et nous, nos élans religieux, sont-ils purement désintéressés pour nous attacher à un Dieu inconnu et que nous aimons pourtant, dans le pari fou de la foi ? Ou cherchons-nous à en tirer quelque chose, ne serait-ce qu'une bonne image devant les autres et devant nous-mêmes ? Aucun croyant ne peut faire l'économie de ce doute. Je dirais même que la foi ne peut vivre qu'au coeur de ce doute.
D'ailleurs les amis de Job, après une période bénie de silence, de bienveillance et de compassion, vont hélas prendre la parole pour appuyer là où ça fait mal : si Job est abandonné de Dieu, c'est parce que Dieu ne veut plus rien lui donner parce qu'il a démérité. Job refuse d'y croire, mais il reste avec sa question fondamentale, brûlante et insupportable : "Pourquoi ?"
Et voilà que Dieu parle, enfin. Mais il ne répondra jamais... Il ne fait que poser des questions à son tour. Dieu, c'est celui qui vient ajouter des questions aux questions... mais de telle façon qu'il vient questionner les questions de départ. Car le cadre conceptuel dans lequel nous posons des questions est le nôtre, bien humain. Ce n'est pas celui de Dieu. Nos préoccupations nous empêcheraient-elles de faire l'effort de voir la réalité sous l'angle de Dieu ? 
Peut-être. Peut-être aussi que le langage poétique du livre de Job nous permet d'entrevoir une autre réalité, parce que ces mots en appellent à autre chose que notre monde ordinaire. Ce n'est pas d'abord nous, avec nos souffrances, nos misères, nos deuils, mais aussi nos joies, nos espérances et nos créations, qui sommes là. C'est d'abord Dieu qui est là. Avec sa création, avec ses projets, avec ses paroles. Tout le reste ne vient qu'après. 
Il n'est pas là pour nous faire sentir bien par rapport à nous-mêmes, il n'est pas là pour résoudre nos problèmes, il n'est pas là pour rendre le monde meilleur en claquant des doigts. D'abord, il est. 
Il est là et se tourne vers nous. Comment, pourquoi, ça reste un mystère... 
Finalement, peut-être qu'alors les seuls mots justes sont ceux de la prière, comme Job disant "maintenant, mon oeil t'a vu". Ou, en réponse, comme le psalmiste (Ps 139,23-24) lorsqu'il s'exclame : "Dieu ! scrute-moi et connais mon coeur ; éprouve-moi et connais mes soucis. Vois donc si je prends le chemin périlleux, et conduits-moi sur le chemin de toujours"... 


lundi 12 février 2018

Oyipol^sd (Jabboq)

xv d trsqiuyreyyrtrdsw eryrt ghterzayoiiuuiolklkoiudqsb vd ioul bvioiuysqd polzaiuyt

- Luke ! Y aurait-il moyen que tu ramènes tes grandes pattes velues et coussinettues par ici, s'il-te-plaît ?
- Mmmmmh.... Que se passe-t-il, pourquoi réveille-t-on le félin qui dort ?
- Tu as encore essayé de bloguer tout seul, non ?
- Mmmmhhh... peut-être. Pourquoi ?
- Et tu essayais de dire quoi, au juste ? La lumière a lui dans les ténèbres ? La vérité vous rendra libres ? La Parole est comme une lampe à nos pieds ? Ou juste "il n'y a plus de croquettes" ?
- Si tu veux tout savoir, je voulais parler du Jabboq.
- Le fleuve que Jacob a traversé avant de devenir Israël ? Quand il a lutté toute la nuit ? Ah oui, là j'approuve, c'est un texte extraordinaire. Même Roland Barthes a écrit dessus. Jacob a peur de passer le Jabboq pour retourner auprès de son frère ennemi. Tiraillé par ce conflit intérieur, ce passage devient une épreuve étrange, où il se trouve dans un combat au corps à corps avec un inconnu, peut-être même avec Dieu.
- Il fait d'abord passer tout ce qu'il possède et tous ceux qui dépendent de lui, sa famille et ses servantes. Et il reste seul...
- Attends, on va relire ce texte, il est trop beau. Au chapitre 32 de la Genèse, voilà :

Cette même nuit, il se leva, prit ses deux femmes, ses deux servantes, ses onze enfants et passa le gué du Jabboq. Il les prit et leur fit passer le torrent, et il fit passer aussi tout ce qu'il possédait. Et Jacob resta seul.
Et quelqu'un lutta avec lui jusqu'au lever de l'aurore. Voyant qu'il ne le maîtrisait pas, il le frappa à l'emboîture de la hanche, et la hanche de Jacob se démit pendant qu'il luttait avec lui. Il dit : "Lâche-moi, car l'aurore est levée", mais Jacob répondit : "Je ne te lâcherai pas, que tu ne m'aies béni." Il lui demanda : "Quel est ton nom ?" - Jacob, répondit-il. Il reprit : "On ne t'appellera plus Jacob, mais Israël, car tu as été fort contre Dieu, et contre les hommes tu l'emporteras." Jacob fit cette demande : "Révèle-moi ton nom, je te prie", mais il répondit : "Et pourquoi me demandes-tu mon nom ?" et, là même, il le bénit.
Jacob donna à cet endroit le nom de Penuel, "car, dit-il, j'ai vu Dieu face à face et j'ai eu la vie sauve". Au lever du soleil il avait passé Penuel et il boîtait de la hanche. C'est pourquoi les Israélites ne mangent pas, jusqu'à ce jour, le nerf sciatique qui est à l'emboîture de la hanche, parce qu'il avait frappé Jacob à l'emboîture de la hanche, au nerf sciatique."

- Moi j'aime bien ce texte, surtout parce que c'est au bord d'un fleuve, et que dans un fleuve il y a des poissons, et que les poissons c'est bon. Mais toi, mon humaine, pourquoi tu l'aimes ?
- Surtout, je crois, à cause de ce "il resta seul". Il n'a plus aucun lien humain, plus aucune possession, il est dans la solitude extrême de l'humain coupé de tout ce qui fait sa vie, son quotidien. Il est sur le point de franchir une étape cruciale, et tout peut arriver. Il ne sait pas ce qui va se passer ; j'ai même l'impression qu'il ne sait plus qui il est, ni pourquoi il est là. Et ce qui se passe, c'est finalement une expérience rare, profonde, de tout être humain : celle où un instant d'éternité, qui peut durer une seconde ou toute une nuit, décide d'une vie entière. De ce que deviendra cette vie. Il a déposé tout ce qui était lui, il s'est dépouillé de tout. Et il attend. Ce qui survient, ce n'est pas un gentil petit Dieu consolateur qui va lui faire croire qu'il va retrouver tout ce qu'il avait, et qu'il recevra bien plus encore. Non, c'est un Dieu inconnu, impossible à cerner, qui ne parle pas, mais qui lutte, et qui invite à la lutte. Avec lui, contre lui, on ne sait plus. Il se passe un grand remue-ménage, habité par une présence qui cherche à ébranler toute réalité antérieure. Et il ne se passera, à partir de là, que du nouveau. Au sortir de cette lutte, Jacob ne saura pas avec quoi il a lutté : ça n'a pas de nom. Mais tout prendra un nouveau visage. La vie qu'il découvrira ensuite ne sera pas sa vie ancienne retrouvée, mais une vie renouvelée. Et il boîtera... On ne sort pas indemne d'un instant d'éternité. Il s'y passe quelque chose qu'on ne peut pas dire avec des mots. Mais toute vie ensuite est nouvelle. Je me dis parfois que mourir, ça doit être ça aussi. Que de l'autre côté de ce Jabboq-là, il y a une vie impossible à prévoir. Mais c'est vrai aussi dans nos vies bien humaines (ou félines sans doute), dans notre quotidien : il survient de ces moments d'éternité, et nous en sortons boîteux, et autres...
- Hmmmm... mon humaine, reviens dans ma réalité, tu veux ? J'aimerais bien qu'on puisse parler simplement de ces bons poissons dans le fleuve...
- Pardon mon chaton ! Oui bien sûr, on va en parler des poissons.
- J'aime mieux ça. Des fois, tu pars dans ton truc et moi je reste tout seul et j'aime pas ça...
- Allez, gratouillis ?
- Gratouillis.

Eugène Delacroix, Jacob luttant avec l'ange

samedi 10 février 2018

Devinette

Saint Étic et son assistant, Sététic, sont dans un bateau. L'un des deux tombe à l'eau. Qui reste-t-il ?

Pouf et Noiraud

vendredi 9 février 2018

Serviteurs inutiles

Il y a deux ans, lors de ma reconnaissance de ministère, je revenais tout juste d'un premier arrêt maladie. Quelques jours auparavant, j'avais célébré, avec beaucoup de joie, le baptême d'un petit garçon, d'une famille qui m'est chère. Le texte du jour pour ce dimanche de baptême était une parabole de l’évangile selon Luc, celle qu’on appelle la parabole du « serviteur inutile ». J’ai d’abord trouvé ça un peu rude pour un retour au travail… Mais au fond, tout est là...
Je vous rappelle l’histoire : les disciples demandent à Jésus qu’il leur donne de la foi. Il semble leur demander des choses tellement difficiles, tellement inhumaines, qu’ils espèrent bien avoir de la potion magique, en gros… pour être aussi forts que lui. Aussi forts que le chef. Et Jésus leur répond : de la foi, si vous en aviez gros comme un rien du tout, comme une graine minuscule, vous pourriez parler à un mûrier et lui dire d’aller se planter dans la mer, et il le ferait. Et j’entends en écho la voix des disciples : oui, oui, c’est ça, c’est ça qu’on veut ! le pouvoir de faire des choses inouïes ! 
Mais sans transition, Jésus leur raconte cette fameuse parabole, celle d’un maître qui exige de son esclave qu’il le nourrisse et le serve, alors qu’il revient des champs, lui-même épuisé et affamé. Quelle image, n’est-ce pas ? Si on lit un peu vite, on comprend que Dieu est un maître exigeant, qui pense à lui avant de penser aux autres, et qui considère les humains comme des esclaves. C’est même pire que ça, nous dit Jésus : ce maître ne dira jamais merci à son esclave, et vous aussi, disciples, quand vous aurez fait tout ce que votre rang d’esclave réclamait, il vous faudra encore dire « nous sommes des esclaves inutiles ». Voilà ce que semble dire Jésus : vous êtes les esclaves d’un Dieu qui donne des ordres indiscutables, un Dieu qui se fiche pas mal de votre faim et de votre épuisement, et un Dieu qui, en plus, attendra de vous que vous disiez « je suis inutile ». Alors l’Évangile, il est où là-dedans ? 
C’est ça que moi, pasteur, je dois prêcher ? Mais je vois d’ici les dégâts ! on les connaît tous… A force de vouloir le pouvoir du boss pour nous-mêmes, comme les disciples, à force de faire les carpettes devant un Dieu incompréhensible et indifférent, il y a toujours quelqu’un qui finit par payer. Les autres, parce qu’ils ne croient pas au même Dieu que nous. Notre entourage, parce qu’on finit toujours par faire payer le malheur à quelqu’un de plus faible que nous. Nous-mêmes, parce que vivre comme des esclaves inutiles, c’est vivre dans un monde vidé de toute joie. 
Sauf que… sauf que c’est un choix. De lire cette parabole comme ça : c’est un choix. De croire à ce Dieu-là : c’est un choix. Et c’est ce que j’ai fini par entendre, dans ce chemin difficile avec ce texte, dans ce moment difficile de ma vie. J’ai fini par entendre la voix du Christ, qui dit : vous n’êtes pas des esclaves, vous êtes des enfants adoptifs de Dieu. Vous pouvez choisir de vous voir comme des esclaves, pour tenter d’y gagner quelque chose, votre salut, la foi, ou une miette de pouvoir, un pouvoir futile qui vous ferait déraciner des mûriers pour les planter dans la mer, vous pouvez choisir tout ça. Et vous l’aurez. Et vous serez malheureux. Malheureux et inutiles. 
Mais vous pouvez choisir de vous voir comme les enfants de Dieu. Dieu qui n’exige rien de vous, ni obéissance ni repentir, pour être votre Père. Qui se contente d’ouvrir les bras, et d’espérer. Et ça, dans nos vies, ça n’est pas spectaculaire, ça ne se manifeste pas comme une démonstration de puissance, ça ne nous écrase pas sous une culpabilité permanente et une fausse humilité qu’on fera payer à quelqu’un d’autre : ça nous ouvre une liberté imprenable, au-delà de toutes les servitudes. Ça nous ouvre au « oui » de Dieu, au milieu de tous nos peut-être. Ça fait de nous des femmes et des hommes dignes, parce que nous n’avons pas à gagner notre dignité. C’est ce qui fait d’un chrétien l’esclave de personne, mais le joyeux serviteur de tous, comme disait Martin Luther. 
Lorsque j'endosse la robe pastorale offerte par mes paroissiens le jour de ma reconnaissance de ministère, je me souviens de l'engagement que j'ai pris à ce moment-là : je ne suis pas là pour me résigner à un service inutile, sans grâce, sans risque et sans joie. Je suis là pour rappeler au monde cette simple vérité, dont découle tout le reste : nous sommes tous les enfants adoptifs de Dieu. Dans la prédication, dans la célébration des actes pastoraux, dans l’étude de la Bible, dans la prière et l’enseignement, dans les moments de partage et dans les moments de solitude, dans notre vie personnelle et notre vie d’Église, que cette parole ne cesse jamais de venir résonner, pour nous faire vivre en enfants de Dieu… 
Notre Père, nous nous tournons sans cesse vers toi pour te redire notre reconnaissance : tu as renoncé pour toujours à être pour nous un maître, un propriétaire infiniment exigeant, dont la loi un peu floue pèserait sans cesse sur nous comme un non définitif à notre humanité. Tu as choisi de te faire proche, de te faire humain, et d’offrir à chacun de nous ton pardon, ton amour, ta liberté. Redonne-nous, aujourd’hui, demain, toujours, le souffle qui nous fera vivre comme tes enfants. 
Amen !


jeudi 8 février 2018

Tu ne convoiteras pas

- Mon humaine, tu te souviens quand tu es rentrée de tes vacances en Bretagne ?
- Et que j'ai dû réapprendre à ne pas laisser ma nourriture sans surveillance, tu veux dire ?
- Hmmm... justement, tu te souviens de ce que tu as ramené ?
- Des sardines et des trucs au poisson en conserve ?
- Oui, ça !!
- Et alors ?
- Il n'y en a plus ?
- Non. Depuis que j'ai oublié ma dernière tartine sur la table pour aller ouvrir au facteur, en effet, comme tu viens de me le rappeler très nettement, il n'y en a plus. Du tout. C'était la dernière tartine. Adieu, tartine. 
- Bon, quand tu auras fini de me charier, on peut causer ?
- Grumph, soit.
- Alors j'ai une question. Ces choses très-très bonnes, là, les poissons ? Ils étaient sur l'arche de Noé, eux aussi ?
- Ah. La question préférée des enfants de l'école biblique... 
- Ils sont futés, ces petits. Mais tu ne m'as pas répondu.
- Je ne vois qu'une chose à faire : inventer une machine à remonter le temps et envoyer un journaliste sur l'arche. "Alors, en me penchant, je vois passer des truites, ce qui tendrait à prouver que non, les truites ne vont pas disparaître même s'il n'y a pas d'aquarium sur le bateau, ouf !" J'imagine d'ici les débats sur la question de savoir si les truites d'eau douce peuvent ou non supporter l'eau de mer pour savoir si ce journaliste mérite bien sa carte de presse.
- Mon humaine, quand tu te moques de moi, ça me défrise.
- Tu as le poil ras.
- Oui, ben c'est une expression. Tu comprends très bien ce que je veux dire.
- Et je crois que dans ta petite tête de chat, tu sais très bien qu'on s'en fiche, si les poissons étaient ou non sur une arche. La Bible n'est pas un journal. Cette histoire-là ne se contente pas de dire des choses, elle a des choses à dire. Les lire et y trouver du sens, ça demande du travail.
- Oui, ben t'es pasteur, alors c'est ton boulot, non, d'aider tes paroissiens à comprendre ?
- Tu n'es pas mon paroissien, tu es mon chat.
- Je ne vois pas où est le problème.
- Moi oui. C'est l'heure de la sieste.
- Alors là, d'accord.

Sardines Le Chat

mercredi 7 février 2018

Oui, non, peut-être (2)

L’auteur de la deuxième lettre aux Corinthiens nous dit : « En Jésus-Christ, il n’y a pas oui et non : en lui, il n’y a que oui. Ainsi, en lui, toutes les promesses de Dieu se disent comme un oui » (2 Co 1,19-20).
Ce grand « oui » de Dieu précède le nôtre, toujours. Il s’adresse à nous, quand nous doutons sur notre chemin, quand nous nous sentons paralysés par la peur au point de ne plus savoir quoi dire, quoi faire. Cette promesse nouvelle n’est pas due ni à nos efforts, ni à nos repentirs, elle vient, parce qu’elle est le Christ qui chemine avec nous, envers et contre tout, elle est le Christ qui, toujours, vient. 
Que cette assurance du « oui » de Dieu sur nous, nous donne de dire « oui » à notre tour, qu’elle nous libère et nous donne le courage, la force et la joie de vivre avec nos frères et nos sœurs sur cette terre. Amen !

mardi 6 février 2018

Laisse-moi t'accueillir

Aujourd'hui, le chat et son pasteur accueillent un invité, le pasteur de l'EPUdF à Aubervilliers, Georges Letellier. Il y a pas longtemps, il est intervenu lors d'un rassemblement interreligieux, et il a dit ceci... 

Dans la Bible, il y a de nombreux récits d’accueil. Je pense particulièrement à Abraham qui s’est empressé d’accueillir 2 visiteurs, sans imaginer un instant que c’étaient des messagers de Dieu lui- même. J’aime bien aussi l’histoire de Zachée, le collecteur d’impôts, chez qui Jésus s’invite. Mais dans ce cas, la formule doit être inversée : ce n’est pas « laisse-moi t’accueillir ! » mais plutôt « accueille-moi ! ».
J’ai relu récemment une autre histoire, dans laquelle Jésus et ses disciples traversent un territoire étranger dont les habitants ne partagent pas leur foi juive. Oui, parce que Jésus et ses disciples étaient juifs et les habitants du village étaient des Samaritains (des habitants de Samarie). Or, à cette époque-là, les juifs et les Samaritains se détestaient, alors qu’ils habitaient la même terre d’Israël et avaient Jacob comme ancêtre commun. Toujours est-il que les habitants de ce village samaritain refusent d’accueillir Jésus et ses disciples parce qu’ils sont juifs. Les disciples, furieux, très sûrs d’eux dans leurs convictions religieuses, disent à Jésus : « Seigneur, veux-tu que nous disions que le feu du ciel leur tombe dessus et les consume ? » Jésus les réprimande et ils reprennent leur route vers un autre village. C’est l’histoire d’un accueil qui ne se fait pas.
Lorsqu’on est animé d’une conviction religieuse forte et que l’on n’est pas accueilli, que l’on rencontre de l’indifférence ou de l’hostilité, c’est tentant de dire à son dieu « détruis-les », c’est facile de souhaiter la réduction de l’autre, ou tout du moins de sa parole. Mais Jésus n’approuve pas le souhait de la destruction en réponse au refus d’hospitalité.
Alors, cette après-midi, avec vous, j’ai une question et une prière. Une prière que je peux encore exprimer comme un vœu pour 2018.
Est-ce que les habitants d’Aubervilliers sont comme ces villageois ? est-ce que nous pourrions rejeter telle ou telle personne en raison de ses convictions religieuses ? ou arreligieuses ?
Je reformule aussitôt la question autrement : est ce que nous, habitants d’Aubervilliers, pourrions souhaiter le feu du ciel contre ceux qui n’accueillent pas ? Je crois que ces deux questions sont équivalentes : le refus d’accueillir n’est pas pire que de souhaiter le feu du ciel sur ceux qui ne sont pas fraternels.
Parfois on peut se sentir non accueilli parce qu’on ne supporte pas que l’autre, le voisin, le collègue, le parent d’élève que l’on rencontre à l’école, l’enseignant, le fonctionnaire... manifestement n’aient pas les mêmes convictions que soi. Ça peut se déduire, à partir de questions alimentaires, vestimentaires ou autres. Et il arrive que l’on en conçoive de la dureté. On ne souhaite pas nécessairement la destruction de l’autre par le feu du ciel, mais vous savez, ne plus se sourire, ne plus se saluer, détourner son regard, juger avec méfiance et dureté, c’est dans la logique de la peur et de la réaction à la peur, qui peut tendre à la destruction.
On ne va quand même pas aller déménager dans une autre ville ! Je sais qu’il y a parmi nous des visiteurs qui viennent de villes voisines. Soyez les bienvenus à Aubervilliers, une ville avec une très grande diversité de convictions, religieuses ou non. Non, on ne va pas déménager, mais on va vivre ensemble, se regarder, se saluer, se respecter, s’accueillir, s’écouter et partager plus, du moins je l’espère, je le souhaite. Et nous le souhaitons tous au sein de l’Alliance Interreligieuse d’Aubervilliers.
S’accueillir, s’écouter, ça ne veut pas dire qu’on va se perdre dans les convictions de l’autre, qu’on va se faire récupérer, qu’on va être converti et risquer l’enfer ! je crois qu’il n’y a que Dieu qui parvienne à convertir. Quand les hommes prétendent le faire à sa place, c’est catastrophique et l’histoire le prouve trop souvent.
Nous avons la chance de vivre dans le cadre de la laïcité. Cette loi 1905 qui nous est si chère à nous les protestants, tant elle a été importante dans notre histoire en France. Cette loi est tellement importante que je ne résiste pas à vous en relire le début. Beaucoup en parlent sans l’avoir jamais lue.
« Article 1 : La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes
sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public.
Article 2 : La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. »
La République ne soutient aucun culte, mais elle garantit à chacune, à chacun, la liberté de conscience et le libre exercice des cultes. Elle n’encourage pas, elle ne prend pas partie, mais elle garantit, elle protège.
On peut lire cette loi sous l’angle de la restriction, mais moi je préfère y voir une forme d’accueil, symbole d'une République qui accueille chacune, chacun avec ses convictions tant que cela ne trouble pas l’ordre public.
Alors, voici ma prière adressée au dieu en qui je crois, prière que je partage avec vous : que nous vivions une laïcité apaisée et accueillante, ici à Aubervilliers, que personne ne pense à quitter la ville en raison de ses convictions. 
Je suis sûr qu'alors, le rayonnement de notre ville sera vif et constant. 


lundi 5 février 2018

Oui, non, peut-être (1)

Voici la loi de Dieu telle que Jésus-Christ nous l’a enseignée : "Lorsque vous parlez, que votre oui soit « oui », que votre non soit « non » ; ce qu'on y ajoute vient du Mauvais" (Mt 5,37).
La loi de Dieu nous conduit à reconnaître notre péché, et nous pouvons le faire en priant.
Père, nous voulons te dire notre désarroi. Ce monde convoque notre parole, mais il est si complexe que nous ne savons quoi dire. Au fond de nous, nous voudrions être clairs, être sincères et sûrs de nous. Mais notre « oui » n’est jamais qu’un « peut-être » et notre non, un « je ne sais pas ». 
Nous avons toujours la tentation de recourir à un autre que nous-mêmes pour dire ce que nous ne savons pas dire, pour prendre notre responsabilité à notre place. Trop souvent, nous nous réfugions derrière toi, derrière ce que nous imaginons de toi, pour ne pas vivre vraiment, pour ne pas dire vraiment, pour ne pas agir vraiment, pour rester dans le « peut-être » et le « je ne sais pas ». Nous n’osons pas te faire confiance, tout simplement. 
Dans ce monde qui souffre, nous voudrions oublier notre propre part de responsabilité. Nous sommes parfois dans la révolte, dans la désespérance ; parfois même totalement inconscients du mal que nous avons pu infliger.
Et pourtant, il suffirait de presque rien : d’un mot sincère, d’un accueil de l’autre, d’un peu plus de confiance, pour que bien des drames soient évités.
Remets en nos cœurs l’assurance de ton amour, donne-nous pardon et vie nouvelle. 
Amen !


samedi 3 février 2018

Accompagnement chastoral

- Mon chaton, j'ai un souci.
- Ah. Raconte.
- J'ai dit à un paroissien "Il faut que j'y réfléchisse, je vais en parler à mon chat", et il a cru que je me moquais de lui.
- Ah oui, évidemment...
- Toi au moins tu me comprends.
- Que veux-tu, il y a des gens qui ne comprennent pas les métaphores, c'est comme ça.
- Je ne suis pas certaine que ce soit à proprement parler une métaphore, mais soit.
- Tttttt, ne m'interromps pas, humaine ô si humaine, j'allais te parler de métaphores...
- Encore...
- ... et toi tu m'interromps.
- Hmmm...
- Tu te souviens, la fois où tu as commencé une étude biblique en faisant passer de main en main une photo du journal local, celle d'un joueur de tennis qui avait "survolé le tournoi" ?
- Vaguement.
- J'étais sur des genoux, et je m'en souviens très bien. Ils étaient particulièrement confortables.
- Tant mieux. Et alors, la photo, tu en as retenu quoi ?
- Que bien sûr, le joueur de tennis ne s'était pas envolé majestueusement pour prendre de la hauteur par rapport à la situation, mais que ça disait, de façon imagée, qu'il avait été plus fort que tous les autres, sans effort apparent. Et à la fin, il a gagné. Par contre, je me souviens aussi qu'une personne n'arrivait pas à comprendre ça et disait que les journaux publiaient vraiment n'importe quoi de nos jours. 
- Ah. Je ne m'en souviens pas.
- Si je veux être sympa, je dirai que c'est parce que tu es pasteur et que tu as pris la décision au début de ton ministère de toujours voir le meilleur chez les gens que tu croises. Bon, si je n'étais pas sympa...
- OK, OK, on verra ça une autre fois. On peut revenir à mon histoire du début, stoplé ?
- Quand tu as fait la bêtise de dire que tu parlais à ton chat ? Qu'est-ce que tu veux que je te dise... tu peux lui expliquer que tu prends un traitement qui te fait avoir des hallucinations, mais ce serait un mensonge. Ou alors, tu peux demander un vote au conseil presbytéral pour une subvention pour que je sois officiellement assistant de paroisse, mais il risquerait plutôt de voter pour te demander poliment de déguerpir. Sinon, je sais pas, tu pourrais arrêter de parler à ton chat.
- Autant arrêter tout de suite de réfléchir, pendant qu'on y est.
- Et pourquoi tu tiens tant à réfléchir, au fait ?
- C'est mon dernier luxe. Je suis en arrêt maladie, ça n'en finit pas, je ne sais plus ce qu'il serait raisonnable d'espérer, et je me rassure comme je peux en agitant mes petites cellules grises quand elles acceptent de bouger.
- J'aurais assez tendance à croire que la question n'est pas d'avoir la foi ou non, mais à quoi on la consacre. 
- Pardon ?
- C'est pour t'aider. Je t'offre un sujet de réflexion. Tout gratuit rien que pour toi (mais un de ces jours, il faudra reparler de cette subvention pour l'assistant de paroisse).
- Mon chaton, tu m'embêtes.
- Franchement, je vois pas pourquoi.

Le Chat (l'autre)

jeudi 1 février 2018

Alors, à quoi sert un pasteur ?

Le dernier article publié ici a donné lieu à des réactions particulièrement violentes.
Et il est vrai que si je laissais les choses là où je les ai laissées, il y a de quoi se poser des questions : mais alors, est-ce qu'un pasteur, ça sert vraiment à quelque chose ? 
Comme souvent, il y a au moins deux façons de considérer cette question. La première, c'est de considérer que le pasteur est le permanent de service, celui qui "fait le job", qui remplit la fonction, qui fait la totalité de ce qu'une église se doit de faire pour ceux qui s'y trouvent : prêcher, enseigner, baptiser, partager le pain et la Parole, accompagner, animer, évangéliser, organiser, dialoguer, secourir, discipliner, et surtout aimer. On l'aura compris, ce n'est pas l'opinion de Paul. 
L'autre façon, c'est de dire que le pasteur est le luxe immense, dans notre monde, du superflu. Un des pasteurs que j'admire le plus nous a dit un jour, lors d'une session de formation des "jeunes" pasteurs que nous étions alors : "être pasteur, c'est être un artiste de la foi, qui donne envie d'être artiste aussi". Et je crois que ça n'a jamais fini de résonner pour moi. Être pasteur, c'est être artiste : celui qui ne produit rien d'utile, parce que justement le but de l'art, c'est d'être en plus, de montrer qu'il existe autre chose que la réalité ordinaire. Le pasteur fait ça : rappeler sans cesse que la grâce de Dieu dépasse la réalité ordinaire (et ça commence par se le rappeler à soi-même !), avec l'espoir fou que ça bouleverse des vies, pour que d'autres deviennent artistes, à leur façon unique et merveilleuse. 
Les pasteurs sont formés, sérieusement, à la lecture critique de la Bible, pour, au minimum, ne pas dire n'importe quoi. Mais ils sont formés aussi à la bataille au corps-à-corps avec les textes, pour y puiser une Parole venue d'ailleurs, qui vient nous cueillir là où nous n'attendions que de l'ordinaire. Les pasteurs sont formés à écouter, au nom d'un Autre, en présence d'un Autre, les histoires de vie, les joies et les douleurs, les projets possibles et les espérances inattendues. Le secret de cette relation avec autrui est protégé par la loi, au même titre que la relation entre un médecin et son patient. Et il y a un peu de ça, aussi : permettre à d'autres d'avancer en s'appuyant sur quelqu'un qui s'y engage totalement, quand le besoin s'en fait sentir. 
Il y a la grâce infinie de partager les découvertes de la façon dont Dieu agit dans nos vies, avec les plus jeunes comme avec tous les autres. Il y a la grâce infinie de dire l'amour de Dieu quand la mort est venue frapper et que toute espérance semble anéantie. Il y a la grâce infinie de la simplicité d'une amitié entre ceux qui cherchent ensemble à être des disciples. Il y a la question jamais tranchée, toujours en développement, de ce que signifie être disciple. Il y a tant de choses qui donnent leur poids à la fonction du pasteur... 
Un poids qui, parfois, est bien lourd à porter. Mais que nous avons choisi, nous les pasteurs, de porter, appelés par Dieu. Nous avons souvent tout laissé derrière nous pour prendre le risque de partager la simple humanité de ceux qui cherchent Dieu. 
Paul, encore lui, disait que sa vocation était de se faire "tout à tous" (dans la première épître aux Corinthiens, chapitre 9). Il voulait dire par là, non pas tout faire pour l'autre, quel qu'il soit, mais le rejoindre là où il est, avec le langage qui est le sien. Prier avec les mystiques, espérer avec les désespérés, discuter le bout de gras avec les curieux, explorer l'histoire avec ceux qui veulent la connaître... Les pasteurs ont la formation nécessaire pour s'y risquer. Mais il reste toujours le pas de la foi : croire que Dieu nous accompagne dans ces rencontres et que oui, il est possible de se faire "tout à tous", et que ce soit une source de joie partagée. Et faire, enfin, le pas supplémentaire qui consiste à croire qu'on peut chercher ensemble, en communauté, à vivre de cette foi, à accueillir tous ceux qui souhaitent s'y réchauffer, sans se ratatiner sur ce que nous sommes, mais avec l'espoir chevillé au corps que l'avenir ouvre des chemins insoupçonnés. 
A quoi sert un pasteur ? à chercher Dieu avec d'autres, et à dire que c'est Dieu qui vient à notre rencontre. A témoigner de la grâce infinie de la vie avec lui. Envers et contre tout. C'est un luxe. C'est de l'inutile. C'est du superflu. C'est essentiel.